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Chapitre 8 : Ma rencontre avec Jésus dans le métro

Je me tenais sur le quai du métro, à la station Châtelet, lorsqu'un homme me donna un grand coup sur l'épaule. Un geste brutal et délibéré. L'ayant fait, il me regardait en me souriant, visiblement content de lui. Son visage me disait vaguement quelque chose. Alors, petit, tu me reconnais pas ? Tu m'as déjà oublié ou quoi ? C'était Jésus, le serveur du "Non-Stop Café". Quelle surprise ! Durant mon année de terminal, nous étions toute une bande de lycéens à sécher les cours pour nous retrouver dans ce bar. Jésus y travaillait tous les jours même les week-ends. Nous commandions un café, car c'était la boisson la moins chère, et nous mettions plusieurs heures à le boire ainsi que les verres d'eau gratuits qui l'accompagnaient. Malgré cela, Jésus était toujours heureux de voir notre petite bande de jeune débarquer. D'ailleurs nous nous sentions souvent mieux avec lui qu'en classe avec un professeur. Le patron du bar, en revanche, était un véritable con, qui, pensions-nous, avait fait la guerre d'Algérie ou une autre guerre où la torture était en vigueur. Il se tenait toujours derrière sa caisse, et nous jetait des regards sévères car nous étions dans l'incapacité d'en faire sonner le tiroir. Il n'ouvrait jamais la bouche sauf pour quelques remarques désobligeantes. Un jour, il s'en prit violemment à l'un de nos camarades, l'attrapant par le col pour le mettre à la porte de son établissement. Ce dernier, qui s’était vu qualifié de jeune insolent, avait eu l’audacieuse idée de lui demander s'il pouvait lui accorder un petit crédit. Cette histoire aurait dû nous mettre la puce à l'oreille. Mais ce ne fût guère le cas et nous ne nous doutions de rien lorsque, quelques semaines plus tard, venant prendre notre café pour cinq et nos verres d'eau, nous ne trouvâmes pas notre serveur favori mais un vieillard fatigué à sa place. Le patron nazi avait viré Jésus car la clientèle qu'il attirait ne correspondait pas au standing de son établissement. Nous étions jeunes et prompts à nous élever contre l'injustice et, manifestement, au fond de nos cœurs d’adolescents, nous sentions que le renvoi de Jésus en était une. Nous avions donc décidé le boycotte du "Non-Stop Café". Nous avions vu tous les élèves de notre établissement, même ceux qui n’y mettaient jamais les pieds, pour leur dire de ne plus aller dans ce bar. Cette idée nous avait été inspirée par un autre élève, dont j'ai appris qu'il faisait maintenant carrière à la CGT. Je l'ai même aperçu un soir au journal télévisé. Il n'a pas changé. A l'époque, nous pensions que, privé de notre clientèle, le patron ne tarderait pas à mettre la clé sous la porte. Or il cherchait justement à se débarrasser de notre clientèle encombrante et sans intérêt. Après quelques jours, d'autres clients nous avaient remplacés et, Ô miracle ! On vit l'austère tenancier sourire derrière sa caisse et, plus fort que tout, donner son opinion sur des chevaux de course ou les derniers matchs de football. Je dois avouer que depuis cette fameuse affaire, qui se trouvait être ma plus sérieuse et plus mauvaise tentative de lutte contre l'injustice, je n'avais plus repensé à Jésus. Il faisait parti d'une époque révolue de ma vie, dont les principaux acteurs avaient disparus. Je ne m'attendais absolument pas à le revoir, ni ce jour-là ni aucun autre, et, s'il ne m'avait pas reconnu en premier, je serais passé devant lui sans m'en rendre compte. Pourtant, il n'avait que très peu changé. Toujours la même moustache, toujours le même sourire, toujours ses yeux très clairs et ses beaux cheveux noirs, qu'il continuait, apparemment, à bien soigner. Tandis que tous ces souvenirs me revenaient en mémoire, il m'avait fait une accolade fort sympathique, devant des voyageurs qui, bizarrement, bien que nous fussions sur leur passage, ne nous bousculèrent pas. Ensuite, il me donna d'autres grandes tapes sur l'épaule, en répétant, Alors là, si je m'attendais, ça pour une surprise ! C'est incroyable ! Remis de ses émotions, il me proposa de boire un verre et, sans me donner le temps de répondre, il me mena à l'un de ses comptoirs que l'on trouve dans toutes les grandes gares parisiennes, où les vrais alcooliques descendent des demis, dès 7h00 du matin, en attendant leur train. Il en était le gérant. Il m'expliqua qu'il avait également la gérance d'autres établissements de ce type à Gare de Lyon et à Montparnasse. Il me présenta sa carte de visite. Les affaires marchaient plutôt bien pour lui et je l'en félicitais à maintes reprises au cours de son monologue-conversation. Lorsqu'il me dit, Et toi alors ? Raconte un peu ce que tu deviens, je décidais de lui peindre un tableau noir de ma situation plutôt que lui mentir. Il m'écouta comme un docteur écoute un patient qui lui dit qu'il a mal, l'air de dire que tout ça n'est pas bien grave. Fier de la boîte de coursier pour laquelle il avait travaillé pendant 2 ans, il me recommanda vivement de prendre contact avec son ancien patron. Je m'étonnais qu'il ait commis cette infidélité à sa carrière de bistrotier. Mais là, c'était exceptionnel, me dit-il, le patron était un gars tellement sympa, qu'on éprouvait du plaisir à travailler pour lui. C'était, d'après Jésus, un jeune, presque de mon âge, vraiment génial, qui avait été pour lui à la fois un copain et un patron, à moins que ce ne fut l'inverse : un patron ensuite un copain. Il pensait que j'allais bien m'entendre avec lui, il en était même certain. Alors, je pris les coordonnées du jeune patron sympa et je me dis qu'enfin j'allais pouvoir cesser d'acheter le Figaro chaque semaine.

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