Tout ceux et toutes celles qui ont
vécus à Belleville au début des années
90 ont forcément croisé Hakim un jour où l'autre
; ils lui ont acheté quelque chose, ou ne se sont rendu compte
de rien. Il avait fait du tabac de la rue du faubourg du temple
son QG car, perdu dans la masse des parieurs chinois, il passait
inaperçu et pouvait rencontrer du monde discrétos.
Tous les autres clients étaient occupés par les courses
ou le grattage de leurs tickets de millionnaire. Lorsqu'il n'avait
aucun rendez-vous, Hakim aimait regarder toutes ces personnes en
proie à la fièvre du jeu. Cela lui semblait extraordinaire
et il regrettait de ne pouvoir organiser des paris pour les asiatiques.
Il connaissait certaines de leur salles de jeux clandestines, mais,
malheureusement, il ne pouvait y accéder.
A Belleville, les asiatiques ont toujours formés une communauté
à part et très fermée : Hakim regrettait réellement
de ne pouvoir en faire partie. Ils sont très forts, me disait-il,
moi je leur tire franchement mon chapeau. T'entends jamais parler
d'eux mais y font plein de frics. Je trouvais, moi aussi, qu'ils
étaient un bon exemple à suivre. J'avais en tête
un vieux cliché qui veut que les asiatiques soient solidaires
et travailleurs, alors que les noirs, comme les arabes, se tirent
dans les pattes dès qu'ils le peuvent et ne foutent rien.
Lorsqu'on parle de sans-papier en France, on imagine souvent des
Africains mais très rarement des asiatiques. Cela ne veut
pourtant pas dire qu'ils sont tous en règle. Loin de là.
Mais bon, les Africains, il est plus facile de les concentrer dans
des quartiers sou-pression et de dire qu'il y en a trop en France.
Les asiatiques sont beaucoup plus malins et ne se laissent pas avoir
à ce jeu-là. Ils se concentrent tous seuls dans les
quartiers où on veut bien d'eux et font leurs affaires, très
discrètement, sans emmerder personne. Finalement on les oubli.
Visiblement, ils paient, comme tout le monde, des impôts mais
ne profitent jamais de la sécu, du chômage, ou des
allocations familiales. Y font rien comme nous aut', disait Hakim,
y sont trop forts. Mais, lui mis à part, ni les noirs ni
les arabes n'appréciaient les yeux bridés à
Belleville.
Dans les bandes de jeunes du quartier ont voyait des blacks, des
beurs mais jamais d'asiatique. Les seuls rapports que les jeunes
blacks et beurs avaient avec eux, c'était pour les dépouiller.
Ces jeunes français choisissaient en général
leurs victimes parmi ceux qui n'avaient pas de papier et travaillaient
dans des ateliers clandestins. Ils les attendaient, le vendredi
soir, lorsqu'ils avaient touchés leur paie en liquide, dans
la rue Jules Vernes, car elle était très calme. Les
victimes se faisaient agressées en poussant des grands gris
mais ne faisaient jamais d'histoire par la suite. Elles disparaissaient,
comme leurs agresseurs, avant l'arrivée de la police. Y font
chier les "petits" disait alors Hakim, car ces jeunes
avaient entre 13 et 15 ans. Ils avaient trouvé là
le moyen de se faire un peu d'argent de poche. Ce ne devait pas
être grand chose. Très souvent la victime avait connu
plus de peur que de mal. Pour ces enfants ( car c'était malgré
tout des enfants ) la distinction entre prendre et voler était
très flou, quant au mot agresser, comme nous nous sentons
tous agressé plusieurs fois par jour, il ne voulait plus
rien dire.
A l'instar des asiatiques, Hakim aurait aimé être
le plus discret possible, de manière à se rendre invisible
aux yeux des flics et faire son business tranquille. Il ne faisait
que rendre service aux gens qui fument, disait-il, d'ailleurs, jamais
on ne le verra vendre des saloperies comme le crack ou l'héro.
Néanmoins, si vous vouliez passer pour un branché
dans une soirée, Hakim était en mesure de vous procurer
de la coke ou de l'ecstasy. Il en vendait de plus en plus depuis
que les raves et les afters étaient à la mode, mais
il n'aimait pas trop toucher à ces trucs-là non plus.
Il était assurément victime de la loi du marché
et, si le shit se vendait moins, il était bien obligé
de vendre ce que les gens lui demandaient, n'est-ce pas ? C'est
l'offre et la demande. De plus, toute entreprise doit savoir se
diversifier pour conquérir des nouveaux marchés. Hakim
l'avait compris mieux que quiconque ; il commençait à
gagner beaucoup d'argent avec l'ecstasy.
Ces pilules avaient vraiment la côte et, lorsque j'en ai
pris, moi aussi, pour la première fois, j'ai passé
une soirée géniale à faire la fête dans
une boîte de Pigalle, essentiellement fréquentée
par des homos. A l'époque, ils étaient les seuls à
savoir faire la fête et, sans le milieu homosexuel, plus personne
n'aurait pu écrire comme Hemingway "Paris est une fête"
; la ville aurait perdu énormément de son prestige.
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'ils ont réinventé
la fête à une époque où bon nombre d'entre
eux mourraient du Sida. Avaient-ils conscience de la fin prochaine
de notre monde ? Je n'en sais rien. Les meilleurs boîtes étaient
homos, les meilleurs soirée également et la musique
techno appartenait à tel point à la culture homosexuel
que Fréquence Gay la diffusait jour et nuit.
Profitant de cette ambiance de célébration de la
fin d'un monde, Hakim devenait le numéro un de l'ecstasy
sur Belleville et Oberkampf, avec un fort taux de pénétration
à Pigalle, où la concurrence, très coriace,
était fort présente. Mais tout ça, c'était
pour rendre service et, au final, à ses yeux, rien de ce
qu'il faisait n'était répréhensible. S'il n'y
avait pas tous ces gens pour acheter, je ne vendrais rien, affirmait-il.
Comme les gens en demandaient, il vendait et, si la loi l'interdisait,
c'était encore mieux car ses marges de bénéfices
étaient plus importantes.
La justice avait donc son rôle à jouer auprès
d'Hakim. C'est pourquoi, pour la pérennité de son
commerce, et pour son avenir en tant qu'homme libre, il tenait à
voir Belleville sans être vu. Il prenait des renseignements
sur le maximum de gens qui habitaient le quartier, craignant d'avoir
un jour, parmi ses clients, un certain Monsieur "la balance".
Il m'expliqua que c'était normal, qu'ayant vécus 20
ans dans ce quartier, ils voyait passer toutes les têtes et
ne les oubliait pas après. Bien avant que je ne fasse sa
connaissance, il savait qui j'étais. Il savait que je travaillais
de nuit et que je sortais avec Sandra. Sur elle, il en savait davantage
encore, mais il ne m'a jamais rien dit, si ce n'est qu'il lui avait
vendu de l'ecstasy une ou deux fois, comme ça, pour lui rendre
service. |
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