A 20 ans, j’avais décidé de faire seul mes débuts difficiles dans
la vie. Mon père avait disparu de la circulation peu de temps après
son divorce et ma mère n'avait jamais manqué de nous rappeler, à
ma soeur et moi, qu'elle se tuait à la tâche pour nous élever. Dans
ces conditions, notre seul désir a toujours été de la soustraire
à ce fardeau. Ma soeur s'était mariée et, un an après mon bac, j'étais
parti pour vivre seul.
Mais je n'étais pas resté seul très longtemps. J'avais rencontré
une fille et nous nous étions installés ensemble. Elle s'appelait
Sandra et, d'abord, ce prénom me parut le plus beau qu'une femme
n'ai jamais porté. Ensuite, je m'y habituais.
Très vite nous avons formés un petit couple de vieux de vingt ans.
Grâce au travail que j'avais trouvé dans un petit hôtel proche des
Champs-élysées, qui affichait fièrement ses 4 étoiles sur sa devanture,
nous vivions dans un confort que peu d’étudiants connaissent, à
moins d’avoir des parents riches et généreux. J'étais réceptionniste
de nuit.
Il me semblait ne manquer de rien et mes études, passées en arrière
plan de ma vie, ne constituaient pas un problème. J’en voyais le
bout avant de les avoir réellement commencées.
Entre Sandra et moi, les problèmes ont commencés à se poser après
plusieurs mois de vie commune, sans aucun nuage. Elle en avait assez
de rester seule toutes les nuits et se plaignait que nous ne fassions
pas suffisamment de choses ensemble. Elle me reprochait de trop
travailler et de toujours dormir la journée. Nous en parlions un
peu, au début, puis beaucoup, lorsque ce fut notre sujet de dispute
favori. Cependant, je n’ai jamais entrevu le danger qui nous menaçait.
J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’un caprice de sa part,
car, sans mon travail et l’argent qu’il nous rapportait, comment
aurions-nous fait pour vivre ? Ses petits boulots à mi-temps
ne lui permettaient même pas de payer le loyer. Elle en avait fait
plusieurs et aucun ne lui avait suffisamment plu pour qu’elle y
reste plus de 3 mois.
J’aurais aimé lui faire plaisir mais ce n’était pas possible ;
en plaquant mon boulot, nous perdions tous. Elle ne se rendait
pas compte. J’avais des dizaines d’arguments logiques - et cependant
tellement idiots - à lui servir à la pelle, et je ne m’en privais
pas. Finalement, c’est avec ces amies qu’elle s'est mise à sortir.
Plusieurs soirs par semaine, c’était les bars et les boîte de nuits,
c’était Bastille, les Halles ou les Champs-élysées. Elles allaient
aux Bains ou au Queen et finissaient dans des afters. Elle rentrait
plus tard que moi et se couchait sans prononcer le moindre mot.
Je ne lui posais aucune question car je savais que son attitude
n’avait qu’un but : me faire regretter de l’abandonner tous les
soirs. Elle voulait sans doute que je change ma vie pour elle, mais
je tenais bon. Notre complicité s'effritait à une allure qui, aujourd’hui
encore, me paraît invraisemblable. Bientôt nous n’étions plus rien
l’un pour l’autre : nous ressemblions à des étranger qui vivent
ensemble sous le même toit. Il n’y avait plus de communication.
Nous sommes sortis un soir de l'appartement, sans oser nous regarder.
Je m'en allais travailler tandis qu'elle emportait une partie de
ses affaires avec elle. Pour moi, ce n’était pas une véritable rupture
mais l’occasion de prendre un peu de recul. Maintenant, je me rends
compte à quel point j'étais incapable d'ouvrir les yeux et de comprendre
les événements de ma vie sentimentale à cette époque là.
Les jours suivants, je voyais disparaître, sans réagir, d'autres
témoignages de sa présence ; elle revenait chercher ses affaires
le soir, lorsque j'étais au travail mais je ne voulais toujours
pas croire à une décision irréversible. En rentrant le matin, je
trouvais parfois un petit mot sur la table. Elle me signalait son
passage en mon absence et me prévenait qu'elle avait pris certains
objets de notre patrimoine commun et m'en laissait d'autres. Elle
organisait seule ce partage et, quelques fois, ses choix me surprenaient,
lorsqu'il s'agissait, par exemple, de CD que je ne l'avais jamais
vu écouter ou de certaines photos de nos vacances.
Je m'énervais pour ces choses futiles et je tentais de la joindre
pour une explication. J'appelais partout où elle pouvait être mais,
bizarrement, aucune de ses amies ne savait où elle était. A toutes,
je laissais des messages importants, à lui transmettre au plus vite.
" Quand tu la verras, dis lui que..." mais, je ne su jamais
comment finir cette phrase, car je réalisais la distance qui, peu
à peu, nous avait séparé. Plus rien en elle ne me semblait "habituel"
ou "familier" ; mes messages arrivaient à une autre personne,
que je découvrais dans la douleur et qui n'y répondait jamais. A
force de voir des choses disparaître et, elle, ne jamais me rappeler,
je décidais de rester chez moi pour la surprendre un soir, lorsqu'elle
reviendrait récupérer je-ne-sais-plus-quoi : des vêtements, une
trousse de maquillage ou de toilette, un cadre avec une photo, la
mienne, peut-être, qu'elle allait remplacer par celle d'un autre.
Je l'attendis plusieurs nuits dans un appartement sans vie, dépourvu,
en trop grande partie, de ses habituels attributs féminins. Le moindre
bruit à l'extérieur, l'ascenseur ou la mise en route d'une minuterie,
me rendait anxieux.
Le soir où elle est enfin revenue, j'étais si fébrile que je n'ai
pu respecter le plan que je m'étais fixé. J'ai sursauté dans la
cuisine en reconnaissant la manière si particulière dont elle ouvrait
la porte avant de faire son entrée dans l'appartement ( elle ne
s'était jamais habituée à la serrure ). Il y eut un grand fracas
au lieu du silence attendu. Mes mains ayant été prises d'un tremblement
incontrôlable, je venais de casser deux verres et une assiette.
La porte d'entrée s'était aussitôt refermée ; Sandra s'était
enfuie dans les escaliers pour ne pas se retrouver en ma présence.
J'étais stupéfait. Impossible de la rattraper.
Trop de choses se sont bousculées dans ma tête. Je suis resté paralysé
sur le pallier ; je ne pouvais aller plus loin. Bien sûr, tout en
dévalant les marches quatre à quatre, elle m'entendait lui crier
mon amour - qui ne pouvait m'entendre ? même le voisins sont sortis
voir ce qui se passait - mais mes cris ne l'ont pas arrêté. Je me
suis écroulé par terre en espérant qu'elle reviendrait me relever.
Les lumières se sont éteintes puis se sont rallumées. J'ai entendu
du bruit. Des pas. Quelqu'un montait. Mon cœur s'est remis à battre.
Au troisième étage, une voix s'est faite entendre. Ce n'était pas
la sienne. Les lumières se sont encore éteintes. J'étais toujours
sur le pallier. Je ne sais pas combien de temps j'y suis resté,
combien de fois j'ai espéré, ni combien de fois la lumière s'est
éteinte sur mes sanglots. J'ai finalement regagné mon appartement.
En refermant la porte derrière moi, je me sentais vide et las. Comment
a-t-elle pu changer à ce point ? me suis-je demandé. Et j'ai compris
qu'elle me méprisait.
Le lendemain, une de ses amies est venue chercher ses dernières
affaires. Elle m'a expliqué que, pendant quelques temps au moins,
Sandra ne voulait plus me revoir, que c'était trop dur pour elle,
parce qu'elle devait passer à "autre chose". Je n'ai pas
bien compris ce que "autre chose" voulait dire ;
j’étais encore sous le choc, complètement anéantis. Il m’a semblé,
en l’écoutant, que plus personne n'accordait de l'importance à ma
souffrance. Seul, tombé au plus bas, sans Sandra la vie m’était
devenu impossible. Son amie était bien trop maladroite pour le comprendre
et réconforter mon âme en peine. Et ce n'était manifestement pas
la mission qui lui avait été confiée. Elle me donna l'impression,
au contraire, que le bonheur de Sandra était désormais une valeur
suprême et fragile, pour laquelle mon existence pouvait être sacrifiée,
elle n'en avait rien à foutre. Mais, de sa part, c'était surtout
de la provocation, une petite illustration de l'horrible solidarité
féminine, qui se veut toujours celle des victimes.
J'ai aidé Natacha, car c'est ainsi qu'elle s'appelait, - et elle
était beaucoup moins méchante qu'elle en avait l'air - à rassembler
tous ce que Sandra voulais m’enlever ( c’était à moi, c’était à
elle, quelle importance ? ), sans émettre la moindre objection.
Je crois que cela l'a surprise - elle s'attendait à une confrontation
avec l’homme égoïste et matérialiste que j’étais censé représenter .
Je l'ai aussi accompagné jusqu'à sa voiture. Elle est repartie confuse
ou fâchée. Elle a dû rouler jusqu'à rejoindre Sandra et lui a sans
doute jeté ses affaires en pleine figure en lui disant que je ne
suis pas un salaud mais quelqu'un de bien. C'est en tout cas ce
que je me suis imaginé ce jour-là. J'étais con : cela me rendait
un peu moins malheureux.
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Après ces jours tragiques, je ne suis jamais retourné travailler,
pas plus que je n’ai remis les pieds à la fac. N’ayant plus aucune
nouvelle de moi, le directeur de l’hôtel m’a envoyé une lettre recommandée.
Il m'informait, dans un style d'une grande probité et sans la moindre
compassion, que j'allais être licencié en raison de mon absence
prolongée et surtout injustifiée. Cet abandon de poste ( comme il
l’appelait ) causait des troubles importants dans l’organisation
du service et le mécontentement des clients.
Dans mon état, ce travail ne constituait plus une grande perte ;
j’étais réellement incapable de penser à autre chose qu’à Sandra.
J’avais décidé de vivre du chômage et d’eau fraîche en attendant
son retour. Je souffrais. Je pleurais souvent seul le soir mais
je disais à ma mère que tout allait bien. Avertie par ma sœur du
départ de Sandra, je crois qu’elle n’en était pas mécontente. Elle
pensait que c’était elle qui m’avait encouragé à délaisser mes études
au profit d’un travail stupide mais rémunérateur, grâce auquel j’avais
acquis une autonomie financière. Cette autonomie, si jeune, ne lui
plaisait pas vraiment. En réalité, même si elle ne le faisait jamais
sans émettre des longues plaintes sur les difficultés d’une femme
seule à subvenir aux besoins de ses enfants, elle éprouvait une
grande fierté à signer les chèques qu’à une époque je n’avais d’autres
recours que lui demander pour combler les déficits de mon compte
bancaire.
Depuis que je travaillais, et que je vivais avec Sandra, excepté
sa caution pour louer l’appartement, je ne lui avais plus rien demandé.
Et bien sûr, contrairement à ce que pensait ma mère, si j’avais
sacrifié mes études, ce ne pouvait être de la faute de Sandra. Bien
au contraire. Elle aurait préféré que je passe mes soirées avec
elle, à réviser des cours et à regarder la télé, comme elle aimait
le faire. Alors, elle ne m’aurait sans doute pas quitté. Au lieu
de quoi, j’avais choisi de passer mes nuits derrière un comptoir,
à la réception d’un hôtel.
Ce boulot ne me déplaisait pas, je dois bien l’avouer. Il n’était
pas fatiguant, je n’avais personne sur le dos. La plupart du temps,
lorsque tous les clients étaient rentrés puis s’étaient couchés,
j’ouvrais un livre et j’y restais plongé jusqu’au matin. Les voyageurs
matinaux réglaient très tôt leur note et me glissaient un billet
de banque dans la main lorsque je les avais réveiller à l'heure
ou souhaité un bon voyage. Une nuit, m’étant montré fort sympathique
et très serviable envers une cliente d’un certain âge, qui m’avait
appelé dans sa chambre, j’avais récolté près de 2 000 francs. Quelle
somme ! Mon salaire en devenait presque dérisoire.
Je n’avais eu aucun problème de conscience après l’avoir accepté ;
dans ce métier on s’habitue à recevoir de l’argent car le moindre
service se paie. Ce genre d’aventure était exceptionnelle, malheureusement
ou heureusement ( j’aurais tendance à dire aujourd’hui heureusement
). La plupart des nuits, ce sont surtout les livres qui me tenaient
compagnie. J’ai d’abord lu des romans puis je me suis mis à tout
lire : des biographies, des essais, des bouquins d’histoire,
de la poésie… tous les genres me sont passés entre les mains et,
contrairement à Sandra, je ne m’ennuyais jamais. Au petit matin,
je rentrais chez moi et je dormais. Elle, elle se levait après une
nuit de solitude.
Nous faisions l’amour avant que je ne m’endorme. Mais ça ne suffisait
pas. Elle avait l’impression de ne jamais me voir, de vivre avec
un fantôme, comme elle disait.
Je me souviens d'une époque où, pour me punir ou par lassitude,
elle s’est mise à me refuser de plus en plus souvent. Le matin,
ce n’était plus son heure, elle voulait faire l’amour le soir puis
s’endormir dans mes bras pour toute la nuit. Mais quelle différence ?
A la fin, nous ne faisions plus l’amour. Elle partageait beaucoup
de choses avec ses amies ; plus rien avec moi.
Lorsqu’elle m’a quittée, j’ai cherché à me souvenir de la dernière
fois où nous avons couchés ensemble, mais j’en étais incapable.
Ce souvenir ne m’est revenu que deux ans plus tard, alors que je
ne faisais plus aucun effort pour le retrouver. Je m’étais délivré
de Sandra et je commençais à voir quelqu’un d’autre. Mais, dans
ma seconde vie, il m’arrivait d’avoir des flashs de la première.
C’est ainsi que je l’ai revu, elle, Sandra, dans le lit, un matin,
quelques mois avant qu’elle ne parle de me quitter. C'était déjà
la fin. Il devait être 7 ou 8 heures, je venais de rentrer du boulot
et je m’étais couché en tentant de l’enlacer. Elle ne voulait pas.
Je m’étais ravisé : je lui avais tourné le dos de mauvaise
humeur. D’abord, j’ai pensé ignorer mon désir et m’endormir. Mais
ce n’était pas possible. Au bout de vingt minutes, j’ai tenté à
nouveau avec elle, comme nous en avions l’habitude, le procédé,
la méthode, qui finissait en général par l’exciter suffisamment
pour qu’elle ait envie de moi. Les couples, lorsqu’ils sont habitués
l’un à l’autre, font en général preuve d’un grand manque d’imagination…
souvent les mêmes caresses, les mêmes baisers, les mêmes positions,
les mêmes gémissement et, peut-être, les mêmes orgasmes. C’était
notre cas.
Elle faisait semblant de dormir pendant que, doucement, par derrière,
je glissais ma main entre ses cuisses. Son sexe n’était pas humide
et je décidais de tenter le cunnilingus. Elle l’aimait bien, celui
là, en général. Mais, soudain, tout en se redressant brusquement
sur son séant, elle me dit : Non ! Je fis la tête ahuri de
celui que l’on vient de surprendre et qui ne comprend rien. Pourquoi ?
J’ai pas envie. Ah bon… Nous nous sommes recouchés dos à dos
mais j’avais toujours très envie d’elle. Je lui ai laissé quelques
minutes de répit puis je me suis retourné vers elle et, à nouveau,
mes doigts ont cherché le chemin de son sexe. Et j’ai plaqué ma
belle érection contre ses fesses. Je ne sais pas quelle sensation
désagréable cela a pu lui procurer, mais elle m’a finalement dit,
excédée : "Bon, puisque t’as décidé de m’emmerder, tu
peux y aller : vas-y prends moi !". Sans hésiter
je l’ai prise. J’ai étreins son corps quasi inerte. Puis, comme
elle s’était couchée sur le ventre, je l’ai pénétré par derrière.
Très vite, j’avais fini mon affaire. Je n’étais pas satisfait. Bien
au contraire, je regrettais. Ce que j’avais eu n’était rien. Un
grand Rien, vide de tous sens. Un Rien imparable et frustrant, aboutissement
tragique de ma concupiscence.
Elle s’était levée et avait disparue dans la salle de bain avant
de revenir dans la chambre. J’ai voulu lui parler mais elle ne répondait
rien. J’essayais de m’excuser. Elle a tourné vers moi un regard
humide chargé de reproche. A cause de ma honte, je me suis énervé.
J’en avais assez d’elle. Je lui ai dit. Pauvre victime. Jamais satisfaite.
Toujours à se plaindre et pleurnicher. Oui tu pleurniches. Après,
je me suis tu. Nous ne nous sommes jamais vraiment réconcilier.
Lorsqu’elle m’a quitté, elle devait encore se souvenir de ce triste
épisode de notre histoire sexuelle. Moi, je l’avais oublié. Ma mémoire
l’avait complètement occulté et, à l’époque où je pleurais la perte
de Sandra, que je croyais aimer d’un amour sincère et véritable,
je refusais de me souvenir de la dernière fois où je lui avais fait
l’amour.
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