A mesure que nous nous éloignions
de l'entreprise de Cyril, je me sentais de plus en plus dégoûté
et profondément désespéré. J'étais
au chômage depuis prés de deux ans et je n'avais plus
aucune idée d'un travail que j'aurai pu trouver. Les chefs
ou les petits patrons comme Cyril étaient à exclure
de mon monde. Je regrettais de ne pas avoir eu assez de cran pour
le corriger comme l'avait fait Hakim. En fait, moi seul aurait dû
régler son compte à ce jeune prétentieux. Mais
je suis sans doute trop intégré à un système
qui exclu ce genre de réaction. J'accepte et je respecte
tous ces petits pouvoirs à la con. Je me laisse humilié
par ceux qui peuvent me donner du travail. Ils ont le bon rôle
parce qu'étant chômeur on n'a pas vraiment le choix.
On se présente à eux avec l'espoir de sortir d'une
situation qui nous pèse et menace de faire de nous des exclus.
C'est la grande peur de notre époque et ils en font l'instrument
de leur domination.
Je doutais, dans ces conditions, que l'égalité des
hommes soit une réalité du monde du travail, et je
ne pouvais accepter mon manque de réaction lorsque Cyril
avait tenté de me rabaisser. Hakim, lui, avec son tempérament
de voyou, ne s'était posé aucune question. Pour lui,
tout se règle d'homme à homme et par la force des
poings. Il s'était jeté sur Cyril sans aucun égard
pour sa position et lui avait infligé une sévère
correction. Il avait fait ça pour moi. Je lui en étais
reconnaissant mais j'étais également en proie à
un grand sentiment de colère. Une colère que je sentais
bouillonner en moi contre le monde entier. Il m'aurait fallu tout
casser et mettre le feu à la terre entière pour m'en
débarrasser. Je restais silencieux. Même pour Hakim,
ma reconnaissance se serait transformée en expression de
ma colère si j'avais ouvert la bouche. Tout en marchant,
je serrais les poings dans mes poches tandis qu'il vérifiait
le bon état de ses membres. Sa main droite lui causait quelques
soucis. Je l'entendis dire : Putain, j'me suis niqué le poignet
sur ce salaud. Moi, il me semblait que ma vie entière avait
été niquée au contact de ce salaud.
Que faire maintenant ? Devenir, comme Hakim, un petit trafiquant
? Rendre service à tous ces fumeurs de shit et gagner par
la même occasion ma vie ? Non, je savais que je n'étais
pas fait pour ça. C'est un métier qui ne s'improvise
pas. Il faut être malin, avoir le sens des affaires et celui
des magouilles. Moi je suis trop fainéant pour cela. Je vois
faire Hakim, je le vois préparer ses rendez-vous avec ses
fournisseurs. Je le vois chercher des planques pour sa came, je
le vois aussi couper puis peser le shit pour en faire des petites
barrettes ou des grosses tablettes. Je le vois préparer les
commandes des habitués puis leur fixer rendez-vous. Untel
sera toujours bien servi, et du shit de qualité en plus,
parce que c'est un vrai connaisseur. Celui-là tu peux lui
faire fumer n'importe quoi. Hakim prend soin de la clientèle
qu'il veut fidéliser. Il se verrait bien à la tête
d'une petite entreprise finalement mais, pour le moment, c'est interdit
tous ça. Alors, je pense qu'il a plus de chance de finir
en taule. Comme un vrai bisness-man.
Moi, je vaux beaucoup moins que lui. Pourtant, je me suis souvent
permis de lui faire la morale. L'argent mène ce monde et
le sens morale n'est absolument pas compatible à celui des
affaires. Je devrais le savoir. Faire en même temps l'éloge
de tout ce que l'argent peut nous procurer et donner aux jeunes
le goût du travail payé une misère... Il n'y
que les hommes politiques de droite pour vendre cette idée
et leurs électeurs pour y croire. Comment donner tort à
Hakim, qui se fout de la politique, de gagner du fric par le meilleur
moyen à sa disposition ?
Rien, finalement, ne nous garantie une place dans la société,
surtout pas le fait d'être honnête.
J'avais décidé de chercher du travail et pour tout
résultat j'étais arrivé à croire davantage
au choix d'Hakim qu'à ma possible réintégration
dans la société. Je n'avais absolument aucune raison
de lever la tête pour essayer de voir, devant moi, ce que
l'avenir me réservait. Je marchais en regardant mes pieds,
sans me soucier du moindre passant. Cependant, aux abords de la
place Clichy, un cri se fit entendre derrière nous. Nous
nous retournâmes et, à notre grande surprise, nous
vîmes apparaître la secrétaire de Cyril.
- Qu'est ce qu'elle nous veut celle-là ? M'a demandé
Hakim.
Comment aurai-je pu le savoir ? De toute manière, comme nous
stationnions tout en la regardant courir, elle ne tarda pas à
être à notre hauteur
- Il m'a viré.
- Qu'est ce que tu veux qu'ça nous foute ? Lui a dit Hakim
( il portait sur la joue et sur le cou, quelques marques de griffures
qui ne pouvaient provenir que d'elle ).
Elle ne lui répondit pas. Elle tentait de retrouver son souffle.
Je voulais connaître son prénom. Elle me dit Louise
tout en mettant la main sur sa poitrine afin de lui faire cesser
des mouvements, qu'elle jugeait sans doute intempestifs si proche
de nous. Mais nous regardions ailleurs, je vous l'assure. Son apparition
si soudaine et si inattendue me redonnait espoir ; je ne savais
pas encore en quoi exactement.
A quelques mètres, derrière nous, il y avait un petit
bar. On y voyait, à l'intérieur, des bibelots de toute
sortes suspendus aux murs et au comptoir. Une petite curiosité
du Paris populaire tel qu'il s'exprime dans le XVIIeme. Elle connaissait
ce bar : il était très sympa. Nous avons décidé
d'y entrer pour fêter nos malheurs et faire plus ample connaissance.
Hakim a franchit le seuil en premier, moi, galanterie oblige, j'ai
laissé passer Louise avant d'entrer.
Nous nous sommes installés au fond du café. Elle ne
semblait pas affectée par la perte de son travail. Une fois
qu'elle eut retrouvé son souffle perdu pour nous rattraper,
elle parut même satisfaite. J'attendais une bonne occasion
pour partir et c'est vous qui me l'avez donnée, nous confia-t-elle,
je dois vous dire merci. Nous ne comprenions pas pourquoi elle avait
tellement tenu à nous le faire savoir ni pourquoi elle avait
attendu que son patron se fasse agresser pour le quitter. Quand
vous êtes parti, il a commencé à m'engueuler,
alors j'en ai eu marre, je lui ai dit qu'il avait bien mérité
de se faire casser la gueule et puis tout ce que j'avais sur le
cur est sorti comme ça, sans que je m'y attende, c'était
vraiment génial, je me sens vachement mieux maintenant.
Tout en parlant, elle accompagnait ses phrases de gestes ou de petites
mimiques, qui sans doute, devaient exprimer les émotions
de son interlocuteur ou, quelques fois, les siennes. Nous la trouvions
fort sympathique. Elle était très différente
de l'espèce de robot qui m'avait accueilli quelques minutes
plus tôt, dans cette boîte de coursier où, pour
rien au monde, je ne remettrai les pieds. Hakim était fier
de sa libération tout comme de la mienne d'ailleurs, car,
pour lui, le travail n'a jamais été un moyen de s'enrichir,
surtout s'il est pénible. Moi, tout en trouvant Louise géniale,
je me demandais si le lendemain elle ne regretterait pas son geste
et ne nous en voudrait pas d'avoir fait d'elle une chômeuse.
Elle me rassura. Ce n'était pas seulement cette bagarre qui
l'avait décidée à s'en aller. Cyril avait beaucoup
changé depuis que les affaires commençaient à
bien marcher pour lui. Il jouait maintenant au mec qui a réussit.
Il était odieux.
J'étais satisfait d'entendre dire, par la bouche de sa charmante
secrétaire, que ce jeune patron présomptueux était
un salaud, car j'avais ainsi la certitude de ne pas m'être
tromper dans mon jugement de cet individu, malgré tout le
bien que Jésus avait pu m'en dire. Et Louise ne mâchait
pas ses mots. On pouvait effectivement croire que quelque chose
s'était afin libéré en elle. Et puis, merde,
dit-elle pour conclure, de toute manière j'en avais assez
de faire la conne dans cette boîte. C'est vrai quoi, cela
faisait presque deux ans que j'y étais, vous rendez-vous
compte, deux ans c'est quoi ? Je calculais que c'était presque
le temps qu'il m'avait fallu pour commencer à oublier Sandra.
Je trouvais que c'était long deux ans.
Les gens changent suivant l'environnement qui les entoure ou la
fonction qu'il occupe. Louise n'était plus la secrétaire
de Cyril. Louise souriait, Louise nous parlait. Louise était
vivante et nous nous connaissions depuis des années. Cependant,
après vingt minutes d'une discussion complice et agréable,
Hakim qui changea complètement d'attitude. Il se mit à
la regarder d'un il soupçonneux et, dès lors,
fit tout pour refroidir l'ambiance chaleureuse qui s'était
instaurée entre nous. Lorsque je parlais, je recevais de
temps à autres des coups de pieds sous la table. Certains
de ses coups étaient si violents que je ne parvenais qu'in
extremis à réprimer l'expression verbale de mon mécontentement.
Quand Louise se leva et dit qu'elle devait faire un tour aux toilettes,
j'eu enfin une explication de sa part. Cette meuf est chelou quoi,
dit-il, d'abord elle gueule parce que je cogne son patron et, juste
après, elle nous court derrière pour faire style vous
êtes mes potes quoi. Y'a une embrouille kek'part quoi, j'suis
sûr. Accusation absurde. A force de vendre du shit et d'en
fumer, il devenait parano. Croire que Louise jouait la comédie.
Quelle extraordinaire comédienne alors, en vérité.
Et pourquoi ferait-elle cela ? Quel intérêt pour elle
?
Hakim pense que le jeune patron à qui il vient d'infliger
une bonne correction par ma faute nous envoie sa secrétaire
afin de nous tendre un piège et d'essayer de nous coincer
à un moment ou un autre. Si ça se trouve ce keum est
plus vicieux qu'on croit, dit-il, y va nous baiser comme deux bouffons
à cause d'elle. Je l'accuse à nouveau d'être
parano. On n'a jamais vu ça, quelqu'un qui se méfie
autant des autres, et pour rien en plus, ce connard de jeune patron
n'a-t-il pas mieux à faire que d'envoyer sa secrétaire
à nos trousses ? Dans quel monde croit-il que nous vivons
? Je lui dis qu'il est révolu le temps des cow-boys ou celui
de la mafia. Fini l'époque de la violence et des règlements
de compte. Plutôt que de nous faire espionner, Cyril ira porter
plainte à la police. Pas besoin de charger sa secrétaire
d'un sale boulot. Et puis on voit bien que c'est pas le genre de
fille à faire ça. Les flics nous trouverons bien tout
seuls. En guise de conclusion, comme je dressais un portrait flatteur
de Louise, de sa franchise, de sa loyauté, Hakim coupa court
à tous mes arguments. On voit que t'es bien branché
par son cul, t'es casse d'elle ou quoi ? Tout était dit.
Après, il rajouta qu'il fallait vraiment que je me méfie
car il sentait qu'elle nous préparait un sale coup. Louise
est revenue juste à ce moment là. Elle avait toujours
le sourire aux lèvres.
Hakim ne la regardait plus et ne lui adressait plus la parole.
Il m'était alors difficile de faire croire que rien n'avait
changé. Mais que dire ? Il y a des choses auxquelles on pense
mais qu'on ne fait pas. Je ne pouvais pas regarder Louise dans les
yeux et lui dire qu'Hakim se méfiait d'elle alors que j'étais
amoureux d'elle, que tout cela n'était pas contradictoire
mais que nous aimerions connaître la vérité.
Pourquoi nous avait-elle rejoint ?
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