Deux ou trois jours passèrent pendant
lesquels Hakim avait également disparu et je pensais sans arrêt
à Louise. J'avais arpenté la rue Amelot, de long en
large, à différents moments de la journée, espérant
tomber par hasard (puisque le hasard peut parfois bien faire les choses)
sur elle. Puis Jésus m'a enfin rappelé. Il n'était
pas en mesure de me donner les coordonnées de Louise ce jour-là,
mais il proposait de me les donner le lendemain soir, à 21H00,
dans un bar qui s'appelle Les Couleurs. Je connaissais ce bar. Louise
y serait-elle ? Jésus refusa de m'en dire davantage. Il revint
sur l'incident que nous avions eu avec Cyril. Il me dit qu'en échange
du numéro de Louise, il attendait quelque chose de ma part.
Je promis tout ce qu'il voudrait. Alors il me demanda de convaincre
Hakim de s'excuser auprès de Cyril. Je n'en croyais pas mes
oreilles. Jésus me dit qu'il avait arrangé les choses
avec lui et qu'il était prêt à ne pas porter plainte
contre nous si seulement nous lui présentions des excuses.
Je connaissais Hakim. Ce que me demandait Jésus était
impossible. Cependant, en échange de la possibilité
de revoir Louise j'étais prêt à promettre n'importe
quoi.
Le lendemain je poussais la porte des Couleurs, très en
avance pour mon rendez-vous avec Jésus. C'était un
bar aux murs défraîchis, recouverts d'affiches de vieux
films ( Godard, la nouvelle vague ) et de concerts de rock qui ont
déjà eu lieu. Des jeunes artistes, en attendant la
consécration, viennent y boire des bières et discuter
avec quelques vieux pochetrons de Nietzsche. Un vieil ami, Patrick,
adorait cet endroit et m'y avait emmené, notamment après
que Sandra m'eut quitté, car, comme toutes les personnes
de mon entourage, il tentait de me remonter le morale en m'obligeant
à sortir. Il connaissait mon goût pour le philosophe
allemand et les serveuses étrangères. Le souvenir
auquel j'associais ce bar était cependant l'un des plus pénible
de ma vie. A peine en avais-je franchit le seuil, à 20 heures
10, qu'il me revint en mémoire. Je m'installais à
une table et, étant en avance pour mon rendez-vous avec Jésus,
je me laissais emporter par mes souvenirs. Je regardais une autre
table. Patrick et moi y avions pris place quelques mois auparavant.
Je distinguais mon fantôme et celui de mon ami, tel que nous
étions ce soir-là. Ma dernière tentative pour
revoir Sandra s'était soldée par un échec et,
pire que tout, j'avais appris qu'elle vivait et couchait avec Helena
Strange. J'avais dû, cette fois-là, faire réellement
le deuil de la Sandra que j'avais connue. Les hommes, dont moi le
premier, n'étaient plus à son goût. Pour la
seconde fois, le monde s'était écroulé devant
moi. Cette dernière épreuve m'avait profondément
affecté et je pensais ne jamais m'en remettre. J'avais besoin
de m'expliquer tous ces affronts, toutes ces tortures qu'elle me
faisait subir, sous peine de sombrer dans la folie. Mais il n'y
avait rien à expliquer en définitive et encore moins
à comprendre : elle vivait sa vie tout simplement. Patrick
et moi en discutions très sérieusement dans une atmosphère
bruyante et confinée. Pour m'aider à accepter les
événements douloureux qui m'accablaient, Patrick me
confiait qu'il avait vécu une aventure similaire, quelques
années plus tôt, sauf que la fille n'était pas
lesbienne. D'après lui, le pire était de se faire
plaquer pour un autre homme et non pour une autre femme car, dans
le second cas, c'est la fille qui a commis une erreur de jeunesse
; en réalité, elle n'était pas bien au fait
de ses goûts. Par contre, il est beaucoup plus dur d'accepter
que sa femme parte avec un autre homme. Je n'étais pas du
tout d'accord avec lui. Et, finalement, nous ne sûmes jamais
la réponse à cette question.
Tous ces souvenirs me semblaient très loin maintenant, je
n'y accordais plus la moindre importance alors qu'à l'époque,
de savoir Sandra en train de jouer à broute minou avec une
femme m'avait paru une excellente raison de me taillader les veines.
J'attendais Jésus à une table située au fond
des Couleurs, qui m'avait semblée la meilleure car elle n'était
pas bancale. Sans le savoir, en me donnant rendez-vous dans ce bar,
il illustrait terriblement l'ironie du sort : j'avais pleuré
ici la perte d'une femme et je revenais pour en retrouver une autre.
Jésus arriva, tout sourire, 5 minutes avant 21 heures. Je
voulais être fixé tout de suite :
- Alors ? T'as pu avoir son numéro de téléphone
?
- Oh la ! Doucement, laisse-moi d'abord le temps de dire bonjour,
de m'asseoir et de commander quelque chose à boire.
Il connaissait du monde dans ce bar. Sa tournée de bonjour
fut fort longue. Un type l'accapara pendant plusieurs minutes. Ensuite
il discuta avec le patron, qui lui servi un demi, puis il revint
à la table où je me trouvais.
- Bon, quelle heure est-il ? me demanda-t-il
- 21 heures 12
- Il ne devrait pas tarder à arriver.
- Qui ça ?
- Ton numéro de téléphone.
Je ne comprenais plus rien. Dans quelle histoire m'avait-il embarqué
? En tout cas, il ne plaisantait pas. Il attendait comme moi le
numéro de Louise. J'eus beau essayer de comprendre, il ne
m'en dit pas plus. Il buvait tranquillement sa bière et restait
calme tandis que je m'agitais sur mon siège et lui posais
des multiples questions. Pour toute réponse, je n'avais droit
qu'à son sourire et son irritante satisfaction, lorsqu'il
reposait son verre de bière, après en avoir bu une
grande gorgée. Et je ne saurais dire quel plaisir il goûtait
le plus : celui de me voir si agité ou de déguster
sa bière.
Cependant, Jésus est un homme qui a le culte du mystère,
de la surprise et du service à rendre. A 21 H 25, un grand
type blond, très mince, est entré dans le bar. Il
avait l'air complètement dans les vapes, et semblait avoir
un peu de mal à atterrir. Il avait un sourire timide au coin
des lèvres. Il s'est mis à saluer tout le monde, comme
Jésus lors de son arrivée, et, au fur et à
mesure qu'il serrait des mains et échangeait quelques mots
avec les habitués, il paraissait revenir à la vie
ou plutôt au monde réel. Je n'arrêtais pas de
suivre ses gestes. Je le dévisageais également. Il
me faisait penser à quelqu'un mais je ne trouvais qui. Il
marchait vers nous. Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas,
Jésus se leva et lui proposa de s'asseoir à notre
table.
François s'assit et nous fûmes présenté.
C'était le frère jumeau de Louise. La ressemblance
n'était pas évidente mais elle existait et je l'avais
perçue. Jésus se mit à lui faire le récit
de ma rencontre avec sa sur. Je me sentais très gêné
mais François avait l'air de trouver cette histoire tout
à fait banale. Il devait sans doute se demander pourquoi
Jésus lui racontait tout cela. Quand, enfin, mon ami lui
dit que je n'avais aucun moyen de revoir Louise, il fut étonné.
- Ah bon ! Fit-il, tu ne lui as pas demandé son numéro
? Attends, je dois l'avoir quelque part.
Et il se mit à fouiller dans toutes ses poches. Il ne cessait
d'en sortir des petits morceaux de papier recouverts de croquis,
qu'il posait sur la table en disant : Non c'est pas ça. Puis,
comme sa recherche durait un certain temps, au cours duquel mon
cur avait cessé de battre, il rajouta : Putain, mince,
où je l'ai foutu ce carnet
J'espère que je ne
l'ai pas perdu
Alors je failli mourir mais il le retrouva
juste à temps. C'était un petit carnet vert dont la
moitié des pages s'étaient détachées.
Sur certaines je voyais, entre des numéros, écrits
dans tous les sens, des belles arabesques. Un véritable travail
de miniaturiste. Louise devait me dire plus tard quel grand artiste
est son frère ; ce que je voyais me permettait déjà
de me le figurer. Il trouva son numéro et me le dicta. Ensuite
nous bûmes et nous parlâmes de ses différents
travaux. Il préparait une petite expo dans une galerie du
Marais. Je promis de la visiter. Malgré sa modestie apparente,
je sentais en lui une très grande fierté. Il avait,
aux "Couleurs", une petite cour d'admirateurs et il lui
était impossible d'en faire abstraction. Jésus en
faisait parti mais pour n'importe quel artiste il était difficile
de ne pas impressionner Jésus. Sitôt qu'il était
en présence d 'une personne qui lui disait avoir une activité
artistique il était fasciné, même s'il ne voyait
jamais l'art en question. Avec de l'argent, il aurait fait un excellent
mécène, philanthrope à souhait.
Je gardais à portée de main le petit bout de papier
sur lequel j'avais noté le numéro de téléphone
de Louise toute une journée sans oser l'appeler. Grande appréhension.
Je cherchais ce que j'allais lui dire. Je ne trouvais rien. J'avais
écris plusieurs petits discours pour avoir les mots justes
sous les yeux. Savoir quels étaient ces mots a très
peu d'importance puisqu'ils ont tous trouver le chemin de la poubelle.
Le soir, lorsque je me décidais enfin à composer le
numéro que j'avais tant voulu avoir, je n'avais aucune fiche
; j'étais décidé à improviser ou à
mourir.
Mais comment avais-je fait pour avoir son numéro ? Pour Louise,
la surprise ne paraissait ni feinte ni désagréable
et j'en remerciais le ciel. L'incident qui avait eu lieu chez moi
était apparemment oublié. Je lui racontais ma rencontre
avec son frère. Le monde est petit, n'est-ce pas ? C'est
incroyable cette histoire. Elle pensait que son frère et
moi nous étions connus par un heureux hasard. Je ne cherchais
pas à l'en détromper. Et ton pote Hakim, qu'est-ce
qu'il devient ? Je lui répondis qu'il n'avait, jusqu'alors,
tué personne. C'était évidemment une plaisanterie
destinée à détendre l'atmosphère, mais
Louise ne sembla pas le prendre sur ce ton, elle me demanda, d'un
air très sérieux, Est-ce que tu pourrais lui demander
de me buter si je te faisais une chose horrible ? En l'entendant
prononcer ses mots, je me sentis mal. Le son de sa voix avait été
fort étrange ; un peu mélancolique, un peu triste
et désabusée, en tout cas, chargé de remords.
Je me souvins des mises en garde d'Hakim et de sa méfiance
à son égard. Il me sembla qu'elle voulait se faire
pardonner une faute à venir, qui allaient confirmer les soupçons
de mon ami. Je m'attendais à quelques aveux troublants de
sa part car, je ne sais pourquoi, j'avais soudainement pris ses
paroles au premier degré. Ma voix en fut légèrement
troublée lorsque je lui demandais, Quoi par exemple ? Pour
commencer, je pourrais, par exemple, te raccrocher au nez, me répondit-elle
avec un grand accent de triomphe. Je m'étais fait prendre
à son jeu. J'étais comme un enfant à qui l'on
a fait croire qu'une catastrophe terrible s'est produite et qui
découvre qu'il s'agissait d'une simple farce. J'éprouvais
un gros soulagement. Je lui répondis en simulant un plaisir
sadique, Si tu fais ça je n'envoie pas Hakim, je viens moi-même
te faire la peau. Elle rit de nouveau, très contente d'elle.
Elle venait d'instaurer, à travers notre dialogue, un petit
jeu qui, entre nous, ne cesserait qu'avec la fin de notre liaison.
Ce jeu s'apparentait à une sorte joute de comédien.
Nous improvisions chacun notre rôle ; nous jouions des personnages,
inspirés de nos propres caractères, qui souvent disaient
le contraire de ce que nous pensions. Quelques fois, il nous fut
difficile de distinguer la limite entre ce jeu et nos véritables
pensées. Bon, dis-moi franchement pourquoi tu m'appelles.
Je répondis, J'aimerais te revoir. Ces mots sortirent de
ma bouche sans que je n'aie besoin de réfléchir. Ils
lui firent plaisir. Tout devenait très facile tout à
coup. Elle m'avait ouvert une voie vers elle et je m'y engageais
de tout mon cur, avec une grande facilité et un plaisir
aveugle.
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