Grâce à Jésus,
j'avais retrouvé Louise. La difficulté était
à présent de convaincre Hakim de présenter
des excuses à Cyril. J'en avais fait la promesse. C'était
perdu d'avance. Irréalisable. Depuis l'incident qui s'était
produit chez moi, je ne l'avais pas revu. Sans doute devait-il croire
que je lui en voulais d'avoir perverti Louise. Mais je savais qu'il
n'était pas à l'origine de son goût pour la
coke, bien qu'il lui en ait vendu. Comme à son habitude,
il n'avait fait que rendre service, dans son propre intérêt.
Je m'étais mis à sa recherche dans Belleville. Il
n'était pas dans le petit troquet de la rue Piat. Je redescendis
rue des Tourtilles, espérant le trouver dans un autre bar,
qu'il fréquentait également assez régulièrement.
S'il ne s'y trouvait pas, j'avais encore une chance de le trouver
sur la petite place, au bas du parc de Belleville et, au pire, ses
copains, qui y passent leurs journées, me renseigneraient.
C'est effectivement ce qui se produisit. Il est tipar, me fit un
jeune au crâne rasé portant chaîne en or et survêtement
Nike sur chaussures Adidas. En général, ces jeunes
font économie de parole lorsqu'ils s'adressent à des
personnes étrangères à leur bande, mais, grâce
à Hakim, j'étais suffisamment connu d'eux pour qu'ils
daignent m'en dire un peu plus. Mon ami était allé
voir un gars, à Saint Denis, et il allait revenir peut-être
dans la soirée. Ne me restait plus qu'à les remercier,
au moins pour leur montrer que cela était encore d'usage.
Voulant profiter plus longtemps de cette petite ballade improvisée,
je fis un détour pour rentrer chez moi. Tout en marchant,
j'essayais de trouver un plan. Il me fallait de très bons
arguments pour convaincre Hakim de s'excuser. Quels genres d'arguments
? Le fait que Cyril ne porterait pas plainte contre lui en était
un. En traversant le boulevard de Belleville, cet argument me parut
assez mince et il ne fut plus du moindre poids dans la rue du faubourg
du temple, à moins, me dis-je, qu'Hakim ait peur de la police.
C'est alors que me vient l'idée de ce rêve idiot que
j'allais lui raconter. Je me demandais ensuite s'il ne valait pas
mieux ne rien faire. Qu'est-ce qu'une promesse, me dis-je, après
tout. J'avais obtenu le numéro de Louise et rien ne m'obligeait
à faire quoi que se soit en échange. Je pensais à
Jésus et à Cyril. Je me demandais si j'étais
moi-même un homme d'honneur et de parole. Finalement je décidai
de mettre tout en oeuvre afin d'obtenir d'Hakim qu'il s'excusa auprès
de Cyril, comme me l'avait demandé Jésus.
Hakim. Nous ne nous étions pas vus depuis un bail. A peine
arrivé chez moi, il se mit à rouler un joint. Du shit
marocain. Il l'avait obtenu directement chez l'importateur. C'était
un bon produit, garanti sans aucun additif.
La fumée du joint s'élevait jusqu'au plafond. Je l'appréciais
également. Il était fort mais se laissait fumer tout
en douceur. Ses effets étaient presque immédiats.
Une grande torpeur m'envahit et je souris, fatigué de moi,
de mes illusions et de mes efforts pour influer sur les événements
de mon existence. Mais cette lassitude n'était pas désagréable.
Putain, j'en connais qui vont kiffer grave avec ass. Je tentais
de lui parler de Louise. Il n'avait pas changé d'avis à
son sujet : c'était une pute. Je répondis qu'elle
était vachement cool en réalité. Je voulais
lui parler de Cyril aussi, lui expliquer ce que Jésus m'avait
demandé et pourquoi je voulais qu'il le fasse, mais je n'y
parvins pas. C'est lui qui se mit à me raconter une petite
histoire.
Certains jeunes, avec lesquels il avait travaillé, où
qu'il connaissait, ont gagné plein de thunes, me disait-il.
Ils se sont acheté des belles voitures. Ils ont tourné
dans le quartier au volant de bolides qu'ils avaient payés
en espèces tout en ne sachant quoi faire. Quelquefois, ils
faisaient monter des filles et les emmenaient faire un tour. Ils
finissaient par les baiser sur un parking et revenaient, tout fier
de s'être vider les couilles, s'en vanter auprès de
leurs potes. Comme c'était toujours les mêmes filles,
qu'ils connaissaient depuis fort longtemps, ça devenait trop
monotone. Il leur en fallait des nouvelles. Ils sont partis les
chercher ailleurs. A la fin, ils sont tombés sur des jeunes
droguées, futures prostitués qu'ils ont aidé
à mettre un pied dans l'étrier. Dés qu'une
fille leur rapportait de l'argent, ils gonflaient encore plus leurs
torses. L'une d'entre elle en a eut assez de donner tout son fric
à un jeune frimeur, elle s'est embrouillée avec lui
pour une histoire bizarre. Elle est allée voir un autre gars,
un vrai pro celui-là, soi-disant pour lui acheter son indépendance.
Le gars ne rigolait pas. Il a pris des flingues et quelques potes
et ils sont venus faire une descente dans le quartier. Rien que
pour faire peur et montrer qui ils étaient. Mais les potes
d'Hakim ne se sont pas dégonflés. Celui qui était
avec la fille, celle qui voulait être indépendante,
a dit qu'il n'était pas question qu'il baisse son froc devant
n'importe qui. Il a bastonné la fille à mort, puis
il s'est trouvé un flingue et il se baladait toujours avec.
Il l'a fait pendant 3 jours, le quatrième il s'est fait avoir.
Ils l'ont buté. Le pire dans cette histoire, c'est qu'il
aimait vraiment cette fille, le gars qu'est mort. Et elle, elle
l'adorait. Après sa mort, elle s'est fait un dernier shoot.
Le genre sans retour. On l'a retrouvée morte d'une overdose.
Les autres, c'est pareil, ils font confiance à des meufs,
veulent faire du fric avec elles et puis ça foire. Ils sont
tous morts ou en taule. C'est comme ça que ça se passe.
Hakim le sait très bien. Combien en a-t-il connu qui ont
mal fini à cause d'une jolie fille ? Un nombre incroyable,
paraît-il. Lui, il ne veut ni faire étalage de son
fric ni se mettre avec une gonzesse. Son but n'est pas de frimer
comme les autres imbéciles, ni de tomber raide dingue d'une
meuf. Il en a vu trop de gars mal finir à cause de pouffiasses
qui cherchent à se faire baiser par des mecs qu'ont de la
thune, lui, il ne veut pas faire les mêmes erreurs.
Il avait raison d'être prudent, mais ce qui aurait été
encore plus judicieux de sa part, c'est qu'il cessa complètement
ses activités alors qu'il était encore temps et qu'il
devienne honnête. Ce mot l'a fait rire. Mais qui est honnête
? M'a-t-il demandé, l'autre pédé de Cyril,
tu crois qu'il est honnête ? On peut pas gagner du fric en
étant honnête. Même les hommes politique, tu
vois bien qu'ils magouillent. Effectivement, je n'avais peut-être
pas employé le mot qu'il fallait. C'était trop bête.
Quels exemples pouvais-je lui donner ? Quels arguments ? Je ne savais
plus. Je pensais à Louise. Mais cette fille ne nous a pas
racontés de conneries, lui dis-je, tu peux me faire confiance.
De suite, je me rendis compte que je venais de prononcer un autre
mot malheureux. Hakim a braqué sur moi son regard noir. Toi,
tu me parles de confiance ? J'ai qu'un conseil à te donner
quoi : méfies toi de cette nana quoi. Ensuite il a soufflé.
La fumée, en sortant de sa bouche, a formé un petit
nuage au-dessus de nos têtes. Il m'a passé le joint.
J'ai hésité puis je l'ai repris. J'ai fumé.
Je n'avais plus les idées très claires. Il s'est levé,
moi, dans mon état, je n'aurais pu le faire ; le shit marocain
m'avait cloué au canapé. Je l'ai entendu, dans la
cuisine, se servir un verre d'eau. Il est revenu dans le salon.
C'est alors que je lui ai demandé s'il croyait aux rêves
prémonitoires. C'est quoi ce truc ? Je lui ai expliqué.
Des rêves que l'on fait et qui se réalisent. Et j'ai
menti. Je lui ai dit que j'en avais fait un qui le concernait. Comme
prévus, il fut curieux de l'entendre.
J'avais rêvé qu'il avait quitté le quartier.
L'arrivée de gens suspects - qui se sont avérés
être des flics en civil - lui avait fait comprendre qu'il
devait se mettre au vert. Il était parti sans laisser d'adresse,
abandonnant tous ses clients, des pauvres camés, à
leur pauvre sort. J'en croisais quelques-uns qui traînaient.
Certains me demandaient si j'avais des nouvelles. Je leur répondais
toujours de la même manière. Je ne savais pas où
il était ni quand il reviendrait. Les plus optimistes se
disaient qu'il était parti prendre livraison et étaient
persuadés que leur dealer favori reviendrait avec une quantité
incroyable de came. Une poudre vachement bonne et cool pour eux.
Ils étaient comme des gosses : ils attendaient le Père
Noël. Le temps passait et ils réussissaient à
faire naître une vraie rumeur, si bien que les flics, déjà
sur la piste de Hakim, avaient la conviction d'avoir ferrer un très
gros poisson. On pensait qu'il allait inonder Belleville de stupéfiant.
Tous les camés l'attendaient maintenant comme le Messie.
Les flics devenaient de plus en plus nerveux à mesure que
la rumeur de son retour s'amplifiait. D'autres dealers, doublement
malhonnêtes, vendaient déjà la fameuse came
qu'il était censé ramener. Ils faisaient monter les
prix en disant que c'était elle, qu'elle était enfin
arrivée. Des gars, après s'être shootés,
l'avaient trouvée tellement bonne, qu'ils s'étaient
persuadés de l'avoir acheté à Hakim lui-même.
Ils l'avaient vu, ils y avaient goûté : c'était
de la balle. Hakim était un Dieu. Toutes les polices de France
étaient à ses trousses.
Le récit de mon rêve l'avait intrigué. Plusieurs
fois, il me demanda de revenir sur certains détails. Il voulait
surtout savoir comment, dans mon putain de rêve, les flics
réussissaient à le choper. Il me disait, Réfléchis
bien quoi, c'est très important quoi, ils ont fini par m'avoir
ou pas ? Je devenais mystique. Je ne disais ni oui ni non, laissant
planer suffisamment de mystère. Ce rêve avait à
la fois un côté positif et un autre très négatif,
lui dis-je. On comprenait bien qu'en le vénérant,
les camés faisaient porter l'attention de la police sur lui.
Tu penses qu'un de mes clients va me donner aux flics ? C'était
surtout cela qu'il voulait savoir. Il le craignait réellement.
Il y a ainsi des présages qui ne trompent pas, lui dis-je.
Quand trop de signes conduisent à la même chose, je
commence à y croire et à y faire attention. Je le
sentais vraiment inquiet. J'avais réussi à lui faire
peur avec mon rêve inventé de toutes pièces.
C'était la première partie de mon plan. Je comptais
ensuite le persuader de se tenir à carreau et, enfin, dans
la dernière partie du plan, lui faire comprendre qu'il avait
intérêt à éviter que Cyril ne porte plainte
contre lui. C'est seulement alors que je comptais lui parler de
la proposition de Jésus. Nous nous excusons et Cyril ne porte
pas plainte. D'ici quelques jours, je pensais qu'il serait mûr
pour accepter ce marché.
Hakim, qui, depuis quelques minutes, était silencieux, perdu,
comme moi, dans ses réflexions, rompit tout à coup
le silence. Si ça se trouve, je flippe pour rien, dit-il,
les rêves ne se réalisent pas toujours quoi. Mais il
se trompait. La police était réellement à ses
trousses et rien n'était plus réel que mon rêve
inventé de toutes pièces.
Il se leva. Y faut que je rentre. J'ai tendu la main, elle a claqué
contre la sienne puis j'ai serré le poing et nos mains se
sont à nouveau rencontrées, poing contre poing.
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