Il m'arrivait de rester plusieurs jours
chez moi sans voir personne ni sortir. Je lisais des livres que
j'avais déjà lus et je regardais la télévision.
Je ne ressentais plus le besoin de découverte ou de nouveauté.
Je fumais pétard sur pétard et je parvenais, parfois
durant un nombre d'heures impossible à comptabiliser, à
donner un aspect irréel à ma vie ; je devenais un
spectateur de mon existence, à l'abri des chocs et des tumultes
auxquels je devais pourtant faire face.
J’étais au chômage et rien ne me permettait de
dire que j’avais ma place dans la société. J’avais
essayé d’écrire. Mes tentatives n’avaient
abouti à rien. Je possédais quelques manuscrits inachevés
et des nouvelles pas très bonnes que je n'osais faire lire
à personne. Finalement, devant l'insistance de ma mère
et pour faire face à des soucis financiers malheureusement
trop réels, je m’étais décidé
à faire quelque chose. Je m'étais mis à chercher
un nouveau travail.
Engagé depuis des semaines dans des recherches infructueuses,
j'étais tombé sur Jésus, en descendant du RER
à la station Auber. Il affichait un sourire digne d'une campagne
publicitaire pour n'importe quel produit susceptible de nous apporter
le bonheur à défaut de dents vraiment saines et, lorsqu'il
me vit, il me fit une accolade fort sympathique, en plein milieu
d'une foule de gens pressés qui, bizarrement, bien que nous
fusions sur leur passage, ne nous bousculèrent pas.
Nous nous étions connus lorsque j'étais lycéen.
Je passais alors mon temps avec d'autres élèves dans
un bar qui se trouvait en face du lycée. Jésus y travaillait
tous les jours même les week-ends. Nous étions de si
mauvais clients que, à moins de nous trouver fort sympathiques,
un serveur n'aurait pu nous supporter pendant toute une année
scolaire ; il fallait, en effet, qu'il soit issu d'une race à
part de garçons de café parisien pour accepter de
nous voir occuper une table la moitié d'une journée
sans renouveler notre commande. Nous prenions en général
un café, car c'était la boisson la moins cher, et
nous mettions plusieurs heures à le boire ainsi que le verre
d'eau gratuit qui l'accompagnait. Malgré cela, Jésus
était toujours heureux de voir notre petite bande de jeune
débarquer et nous nous sentions souvent mieux avec lui qu'en
classe avec un professeur. En revanche, le patron du bar n'avait
aucun amour particulier ni une quelconque sympathie pour la jeunesse
étudiante.
Un jour, en venant prendre notre café pour cinq et nos verres
d'eau, nous ne trouvâmes pas notre serveur favori mais un
autre garçon, beaucoup moins sympathique, à sa place.
Que Jésus ait été renvoyé à cause
de nous ne nous fit aucun doute. Nous décidâmes de
mener une action de solidarité en sa faveur, qui consistait
à ce qu'aucun élève du lycée ne remette
les pieds dans ce bar. Le patron, qui avait viré Jésus
pour se débarrasser de nous, du se réjouir du résultat
positif de ce licenciement. Mais nous pensions que, privé
de notre clientèle, il ne tarderait pas à mettre la
clé sous la porte. L'idée de ce boycott nous avait
été inspirée par le film de Spike Lee, Do the
right thing.
Depuis cette fameuse affaire, qui se trouvait être ma plus
mauvaise tentative de lutte contre l'injustice, je ne pensais plus
à Jésus. Il faisait parti d'une époque révolue
de ma vie, dont les principaux acteurs avaient tous disparus. Je
ne m'attendais absolument pas à le revoir, ni ce jour-là
ni aucun autre, et, s'il ne m'avait pas reconnu à Auber,
je serais passé devant lui sans m'en rendre compte.
Pourtant, il n'avait que peu changé. Toujours la même
moustache, toujours le même sourire, qui semblait celui d'un
enfant avec des vilaines dents, toujours ses yeux très clairs
et ses beaux cheveux noirs, qu'il continuait, apparemment, à
bien soigner. Il me donnait des grandes tapes sur l'épaule,
ce dont j'ai horreur, en répétant, Alors là,
si je m'attendais, ça pour une surprise : C'est incroyable
! Remis de ses émotions, il me proposa de boire un verre
et, sans me donner le temps de répondre, me tira par le bras.
Je me laissais emporté par cet ami si content de me retrouver,
à qui je n'avais, en définitive, pas grand chose à
raconter.
Il me mena à l'un de ses comptoirs que l'on trouve dans toutes
les grandes gares parisiennes, où les vrais alcooliques peuvent
se ravitailler en attendant leur train : ils leur permettent d'arriver
au travail avec suffisamment d'alcool dans le sang pour tenir jusqu'au
p'tit coup de rouge à midi. Jésus en était
le gérant. Il m'expliqua qu'il avait également la
gérance d'autres établissements de ce type à
Gare de Lyon et à Montparnasse. Il me donna sa carte de visite.
Les affaires marchaient plutôt bien pour lui et je l'en félicitais
à maintes reprises au cours de son monologue-conversation.
Lorsqu'il me dit, Et toi alors ? Raconte un peu ce que tu deviens,
je décidais de lui peindre un tableau réaliste de
ma situation plutôt que lui mentir. Il m'écouta comme
un docteur écoute un patient qui lui dit qu'il a mal, avec
l'air de dire que tout ça n'est pas bien grave. Fier de la
boîte de coursier pour laquelle il avait travaillé
pendant 2 ans, il me recommanda vivement de prendre contact avec
son ancien patron. Je m'étonnais qu'il ait commis cette infidélité
à sa carrière de bistrotier. Mais là, c'était
exceptionnel, me dit-il, le patron était un gars tellement
sympa, qu'on éprouvait du plaisir à travailler avec
lui. C'était, d'après Jésus, un jeune, presque
de mon âge, vraiment génial, qui avait été
pour lui à la fois un copain et un patron, à moins
que ce ne soit l'inverse : un patron ensuite un copain. Il pensait
que j'allais bien m'entendre avec lui, il en était même
certain.
J'avais noté le numéro de téléphone
du jeune patron derrière la carte de visite de Jésus.
Il s'appelait Cyril. Jésus m'avait expliqué que tout
le monde l'appelait par son prénom, même ses employés.
De retour chez moi, j'ai décroché mon téléphone
et j'ai composé son numéro. Cyril m'a répondu,
il était très occupé. Comme je lui dis qu'il
m'avait été vivement recommandé par Jésus
de l'appeler pour trouver du travail, il me donna rendez-vous le
jour suivant, à l'heure du déjeuner. C'était
la seule heure disponible dans son emploi du temps extrêmement
chargé. J'en avais conclus que ce jeune patron devait être
un monstre de travail. Ayant pris l'habitude de me lever tard, cet
horaire me convenait et, pour ce qui est du monstre de travail,
j'étais resté si longtemps inactif que l'idée
d'en devenir un également ne me déplaisait guère,
bien au contraire, je me sentais pris dans un élan, une volonté
de changement de vie, dont l'issue finale se devait d'être
ce nouvel état. Le lendemain, en buvant mon café,
je ne pouvais éloigner de moi des pensées pessimistes
et l'augure d'un échec mais je me persuadais que les choses
iraient pour le mieux. Je m'habillais avec des vêtements qui
me donnaient une allure très présentable. Pour l'occasion,
je m'étais repassé une chemise, ce qui, après
coup, ne me semblait plus absolument nécessaire pour un emploi
de coursier. Au moment de partir, je croisais Hakim dans l'escalier.
Il montait me faire goûter un pur shit tout juste acquit.
Tendu comme je l'étais, fumer m'aurait fait du bien mais
je refusais sa proposition. Je voulais assurer devant Cyril, ne
serait-ce que par respect pour mon ami Jésus.
Pour satisfaire sa curiosité, Hakim proposa de m'accompagner.
Il voulait voir comment ça se passe quand on cherche du boulot
car, même pour faire plaisir à une conseillère
en orientation, lui n'en avait jamais cherché un. Je tentais
de lui faire peur en lui expliquant comment fonctionne le système
de retraite en France, mais il le connaissait déjà
et avait choisi de prendre ses propres dispositions ; il ne voulait
pas compter sur les Français pour le nourrir lorsqu'il serait
vieux.
Nous avons pris le métro à Belleville. Entre Stalingrad
et Barbès, il me demanda pourquoi je souhaitais être
coursier ; il trouvait très bizarre que, ayant lu tous ces
livres, je rencontre des difficultés à trouver un
bon travail. Il me voyait davantage dans un boulot d'intellectuel,
sans m'expliquer ce qu'il entendait par-là. Sinon, au pire,
si t'as vraiment quedal, me dit-il, tu pourrais faire prof. Je ne
savais que lui répondre. J'avais perdu l'envie de passer
des examens et de courir après des diplômes dont je
n'aurais, finalement, su que faire avec.
Sortis du métro, à la place Clichy, nous avons repéré,
sur un plan, la petite rue où se trouvait l'entreprise de
Cyril. Arrivé là-bas, Hakim a changé d'avis
; finalement il préférait attendre dehors plutôt
qu'entrer avec moi chez l'ancien patron de Jésus. On sait
jamais, dit-il, si ça se trouve y va vouloir m'embaucher
à ta place. J'ai souri, tellement cela me paraissait improbable.
De ce côté là, il n'y a aucun risque à
craindre, lui ai-je répondu, et même, cela me ferait
bien plaisir d'apprendre un jour que tu as un travail honnête.
Alors, c'est lui qui a rigolé tout en haussant les épaules.
En ouvrant la porte de l'entreprise de coursiers "Les fous
du guidon", référence sans doute à un
dessin-animé qui avait marqué ma génération
(dont le patron de l'entreprise faisait parti), je m’imaginais
déjà tel Hermès, véritable messager
ailé, parcourant Paris, en long, en large et en travers,
pour porter des messages urgents et confidentiels dans des sociétés
anonymes ou pas.
Avoir une telle vision est sans doute ce que l'on peut appeler mettre
de la magie dans sa vie. Pour donner encore plus de charme à
ce tableau, je me retrouvais devant une jeune fille blonde, jolie,
dont la tâche était, entre des multiples autres, d'accueillir
les visiteurs avec un grand sourire. Je me présentais donc
à elle. Elle me sourit gentiment puis décrocha son
téléphone pour prévenir Cyril, son jeune patron,
de mon arrivée.
Ce cérémonial cadrait mal avec le local dans lequel
je me trouvais. Il y avait de l'espace, certes, mais c'était
un véritable capharnaüm. Des documents, des bons de
commandes, des plis, des colis partout sur le moindre espace de
table ou d'étagères. Les murs étaient d'un
jaune triste, recouverts des plannings des coursiers, d'un immense
plan de paris et des affiches publicitaires ventant les produits
des clients de la boîte. La secrétaire-hôtesse-d'accueil
raccrocha et me demanda de bien vouloir patienter ; Cyril était
occupé, mais il ne devrait plus tarder. Je fis quelques pas
devant son bureau, puis je décidais de m'asseoir dans un
fauteuil qui était là, sans doute à l'intention
des clients importants tant il me paraissait confortable.
En réalité, à peine assis, je commençais
à m'y enfoncer si profondément que je m'y sentis de
plus en plus empêtré. La porte d'entrée s'ouvrit
brusquement. J'entendis un gling agressif, lequel avait sans doute
auparavant alerté, avec plus de douceur cependant, la secrétaire
de mon arrivée. Un coursier entra, jeta un œil rapide
sur moi, puis dit à la jeune secrétaire blonde aux
yeux bleus qu'il pouvait faire encore une course avant d'aller déjeuner.
C'était un fayot qui faisait du zèle certainement.
Quand il repartit, aussi vite qu'il était arrivé,
je lui lançais malgré tout un "Au revoir"
aimable, histoire de montrer que j'étais très sociable.
Il maugréa quelque chose entre ses dents puis il disparut
en claquant la porte et j'entendis à nouveau le gling qui
me devenait déjà familier.
Cyril n'apparaissait toujours pas. Je pensais à Hakim. Il
devait certainement s'impatienter, tout comme moi.
Je sentais, de temps en temps, le regard de la secrétaire
se poser sur moi, mais je ne trouvais rien à lui dire. Du
reste, elle faisait très bien semblant d'être absorbée
par la lecture de certains documents qui jonchaient son bureau.
Elle répondait également au téléphone.
Je l'observais à l'œuvre, prendre des messages pour
son patron et enregistrer une course urgente à faire dans
l'après-midi.
Devinant peut-être que j'admirais autre chose que ses compétences
professionnelles, elle me sourit. Je n'étais pas plus à
mon aise dans l'horrible fauteuil. Au contraire, je le maudissais
de plus ferme, car je m'y enfonçais toujours, le cul le premier,
comme dans des sables mouvants. J'eus alors l'impression que seul
le spectacle de ma lente chute vers le néant la faisait sourire.
Je cherchais le prétexte, mais surtout les moyens, de m'extirper
de ce fauteuil-sable-mouvant lorsque le Boss apparu enfin.
Dans ma classification de l'espèce humaine, il faisait parti
des arrogants pourvus de ce délicat sens de l'humour qui
n'autorise qu'à rire des autres, jamais de soi-même.
Mais je ne le classais pas tout de suite, il me fallut d'abord entendre
les premiers mots qu'il prononça.
Il eut l'air de ne pas me voir et, pendant que je rassemblais toute
l'énergie musculaire nécessaire pour me lever, il
dit, fier ou content de lui, Bon, il est où ce p'tit branleur
qui veut me voir ?
Cela ne correspondait pas à la description que Jésus
m'en avait faite. Pour m'expliquer une telle distorsion entre l'image
et le vécu, il m'aurait fallu savoir que, pour ce jeune patron
dynamique et plein d'avenir, tous les jeunes qui ne sont pas, comme
lui, à la tête d'une entreprise sont des branleurs.
Ensuite, qu'à l'époque la plus difficile, lorsqu'il
venait de créer sa société de coursiers, il
avait largement exploité des hommes tel que mon ami Jésus,
ce qui lui avait permis de prospérer ; il l'avait traité
en ami sachant qu'il valait bien trois employés. Mais cette
époque était révolue et, sa société
ayant acquis une certaine assise, il traitait ses nouveaux employés
bien différemment.
Jésus, évidemment, n'était pas au courant de
ce changement et il croyait toujours à l'image idyllique
du patron sympa qui va boire des coups avec ses salariés,
pour les faire bosser davantage sans doute.
Sa secrétaire, au moment où il cherchait un branleur,
m'a regardé de ses yeux bleus désolés réapparaître
des fonds du fauteuil-sable-mouvants, grâce à un jaillissement
qui me surpris moi-même. Le jeune patron suivi la direction
de son regard et m'identifia. Il fit un Ah... Super ! Pour exprimer
une satisfaction hypocrite mais très énergique et
vint vers moi en me tendant sa main. Elle trouva la mienne et la
garda prisonnière tandis qu'il me demandait des nouvelles
de Jésus et comment je le connaissais.
Je ne compris pas très bien ce "comment". Voulait-il
signifier en quelles circonstances j'avais connu Jésus ou
quelle était la profondeur de notre amitié ? Pris
au dépourvus, je m'efforçais de lui donner une réponse
cohérente. Mais, ayant libéré ma main, il ne
m'écoutait plus et faisait une grimace. Sentant que quelque
chose le dérangeait, je me tu pour essayer de comprendre
et il me m'annonça d'un air dégoûté :
J'ai horreur des gens qui transpirent des mains.
Malgré ma surprise, je trouvai en moi suffisamment de repartie
pour lui répondre du tac au tac : Je ne suis pas venu ici
pour discuter de vos mains.
Je faisais un gros effort pour garder mon calme et, dans le ton
sec et tranchant de ma voix, on pouvait sans doute le percevoir.
Il me jaugea puis il souri, faussement, comme il devait en avoir
l'habitude, et s'exclama : Un partout... ! Tu viens de marquer un
point mon vieux ! Et ici, si on embauche du monde, c'est pour marquer
des points pas pour se la couler douce.
Là dessus il prit un ton faussement amical et confidentiel
pour me demander : Tu sais quel âge j'ai ? Je ne savais pas.
- J'ai 27 ans ; ça fait 3 ans que je dirige cette boîte.
- ...
- Et toi, qu'est ce que tu fais, tu es quoi ?
- Moi... ? Je suis venu ici parce que je cherche du travail : j'aime
pas trop discuter...
- T'aimes pas discuter ! (il prit un air très dédaigneux)
Mais tu crois que je vais t'embaucher comment si t'aimes pas discuter
?
Au même moment, j'entendis un nouveau gling qui vint marquer
la fin de sa phrase, comme un point d'interrogation qui répond
à un autre point d'interrogation.
Ce n'était pas un coursier mais Hakim qui venait discrètement
aux nouvelles. Cyril, n'ayant pas les oreilles suffisamment alertes
pour remarquer le défit que s'étaient lancés
les deux points d'interrogations n'y prêta aucune attention
; il continuait à m'apprendre des choses importantes sur
moi-même. En fait, t'es un glandeur, disait-il, Jésus,
c'était un bosseur, tu sais, mais toi, t'en prends un peu
trop à ton aise, tu veux jouer au grand monsieur alors que
t'es rien du tout finalement. Tu traînes sans savoir quoi
faire, ça se trouve tu sais même pas ce que c'est de
bosser. Jésus ne devrait pas m'envoyer des gars comme toi,
tu comprends ? Il me fait perdre mon temps. Puis, tout à
coup, une idée lumineuse lui vint, Mais… Pourquoi tu
n'irais pas vendre des journaux dans le métro comme les SDF
? Il était content de lui et allait rire de sa plaisanterie,
mais son plaisir a pris fin très brusquement.
La porte avait fini de faire gling depuis un certain temps déjà.
Deux grosses poignes se sont abattu sur lui, l'ont retourné
et l'ont plaqué contre la grande vitre opaque.
J'ai crains qu'il ne passe à travers les murs de sa société
mais les vrais matériaux sont plus solides que les décors
de cinéma ; la vitre ne céda pas à la pression
de son corps violemment acculé par Hakim. Tout en le maintenant
à quelques centimètres au-dessus du sol, mon ami lui
disait, Faut faire gaffe à qui tu causes ça comme,
quoi, on n'est pas venu ici pour se faire traiter comme de la merde
quoi, tu comprends quoi ?
Pour toute réponse Cyril tenta de se libéré
en lui donnant un coup de poing au visage. Mais, dans sa position,
il ne pouvait lui faire grand mal ; son geste manquait d'envergure.
Hakim l'esquiva facilement et lui asséna un redoutable coup
de tête.
Il frappa avec précision ; son front vint parfaitement heurter
le nez de Cyril. Mon ami allait tuer un jeune chef d'entreprise
mais ce n'était pas, à ma connaissance, une espèce
en voie de disparition. Bien au contraire, j'approuvais au fond
de moi ce qui pouvait être fait en ce sens. La secrétaire
( je l'avais presque oubliée), s'était levée.
Elle devait faire un mètre soixante-dix et ouvrait des grands
yeux surpris et paniqués mais toujours bleues et presque
transparents. Je restais sans bouger. J'avais un œil sur elle
et l'autre sur le téléphone, au cas où il lui
serait venu à l'esprit d'appeler la police au secours de
son patron. Mais elle préféra intervenir directement.
Au moment où elle s'élançait vers les deux
hommes, Hakim balança violemment Cyril qui alla s'effondrer
sur le bureau que, pleine de sollicitude, elle venait juste de quitter.
Elle n'avait plus qu'à ramasser son patron. Hakim fut plus
vif qu'elle. Il était à nouveau sur Cyril avant qu'elle
n'ait fini son geste. La jolie secrétaire saisit alors mon
ami aux épaules en l'implorant d'arrêter mais il ne
voulait rien entendre. Il continuait à donner des coups comme
on voit faire au cinéma. Voulant le forcer à épargner
son patron, elle le ceintura au péril de son beau visage
qui rougissait derrière des mèches blondes, également
hors de tout contrôle. J'admirais son courage mais il ne servait
pas à grand-chose.
Elle s'en rendis compte assez vite puisque, sans lâcher mon
ami, elle se tourna vers moi, se plaignit de mon inertie, affirma
que tout était de ma faute, et m'obligea à lui venir
en aide.
Je rejoignis la joute. Nous formions une jolie mêlée
à quatre. J'essayais de faire lâcher prise à
Hakim mais il n'en démordait pas, J'vais te niquer ! Promettait-il
à Cyril, J'vais te niquer ta race.
Finalement, à deux, nous avons réussi à le
faire lâcher prise. Pendant que sa secrétaire et moi
le retenions, le jeune patron tentait de stopper une hémorragie
nasale. Il lui restait cependant suffisamment de verve pour nous
dire, Vous ne vous en tirerez pas comme ça. Je vous jure
que vous allez entendre parler de moi, je vais porter plainte contre
vous ! Mais s'en était assez pour les menaces, nous avions
suffisamment perdu notre temps à cause de lui, certainement
qu'il avait eu la leçon qu'il méritait et il convenait
de ne pas trop nous attarder dans ses locaux. J'ai poussé
Hakim vers l'extérieur.
On eut droit à un gling d'adieu, celui-là ferme et
définitif. Ensuite nous nous frayâmes un passage à
travers les curieux qui s'étaient agglutinés devant
la vitre opaque pour mieux voir le spectacle à l'intérieur.
En passant, nous avons entendu, C'est encore une bande de jeunes
voyous, Hakim s'est retourné. J'vous emmerde tas d'gros connards.
Ce fut ensuite un grand silence derrière nous. C'était
sa dernière salve dans ce quartier, une manière à
lui de le quitter après s'y être illustré.
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