Un soir, obsédé par le
souvenir de Sandra, je suis sorti dans Belleville où j'éprouvais
parfois le besoin de marcher seul depuis son départ. La nuit
était tombée depuis fort longtemps et les enseignes
chinoises éclairaient des rues désertes tout en se
reflétant sur des trottoirs humides et glissants. Avait-on
essayé de laver Belleville ? Peine perdue. Le quartier est
trop petit pour le monde qui y grouille durant la journée.
Des gens venus de pays où jamais rien n'est mis au rebut.
La notion de déchet, corollaire de celle de gaspillage, n'existe
pas pour eux. Ici, on ne jette jamais, on se débarrasse comme
on donne l'aumône, en pensant que d'autres seront heureux
de ramasser. Salir devient comme une sorte de partage et Belleville,
je l'espérais, fleurira toujours de ces déchets que
les bourgeois trouvent suspects.
Malgré l'intérêt de cette réflexion,
les mots tel que jeter ou se débarrasser me ramenaient à
Sandra. Il en était ainsi pour la moindre de mes pensées
qui, d'apparence, n'aurait eu aucun rapport avec elle. Je me laissais
porter par mes pas et je m'engageais dans des ruelles au gré
du hasard ou parce que je les trouvais suffisamment sombres et désertes
pour me ramener à mon triste état d'esprit. Après
quelques minutes de cette marche lugubre, je tombais sur un groupe
de jeunes qui, visiblement, avaient fait le tour de tous les sujets
de conversation et cherchaient une autre occupation. Ils s'étaient
tus en me voyant approcher dans la pénombre et j'avais senti
peser sur moi leurs regards agressifs. J'étais passé
devant eux sans provoquer la moindre réaction mais, au moment
où j'avais cru pouvoir enfin respirer, l'un d'eux m'avait
interpellé. D'abord, je fis semblant de ne pas l'entendre
ou de ne pas comprendre qu'il s'adressait à moi. Hé
! C'est à toi k'je parle ! Je m'arrêtai et me retournai.
En me voyant, face à lui, il plissa horriblement les yeux
et fit une moue terrible avec sa bouche, ce qui signifiait, je l'appris
plus tard, qu'il cherchait un moyen de me provoquer, de manière
à voir si, vraiment, j'avais des couilles. Mais il n'eut
pas l'occasion de satisfaire sa curiosité imbécile
car l'un de ses acolytes eut soudain une sorte de révélation
et s'exclama pour que tous l'entendent, Hé mais j'te connais
wouat ! On s'est déjà vu kek part, pas vrai ? Mais
si, t'es un pote à ma frangine, quoi ! Je souriais bêtement,
tout en m'efforçant de prendre un air détendu et je
n'osais répondre. D'après moi, il devait certainement
faire erreur. Son visage ne me disait rien. Il paraissait pourtant
convaincu de me connaître. Et ta meuf, me demanda-t-il, où
k'elle est maintenant ? Ça fait un bail qu'on la voit plus,
quoi. Voyant que j'étais connu d'un des leurs, les autres
membres de la bande ne s'intéressaient plus à moi.
L'imbécile ne cherchait plus à me provoquer et la
tension était retombée. J'abandonnais le sourire idiot
sur mon visage. Il connaissait Sandra. En tout cas, il savait qu'elle
et moi étions ensemble. J'étais surpris et intrigué.
Je lui dis qu'il n'y avait plus de Sandra, que désormais
j'étais seul. Elle s'est barrée quoi, elle t'a largué
? Putain, ça doit foutre les boules ça, quoi... L'un
des gars de la bande rajouta en crachant par terre, Sûr c'est
toutes des putes, quand t'y penses bien. Puis un autre, Ouais, toutes
des putes, ces salopes de meufs ! Essayant d'adopter une attitude
très cool, en dépit de ma tristesse, je les remerciais
pour tant de sollicitude et leur fis comprendre que je ne tenais
pas à parler de mon ex-meuf avec eux. Je devais malheureusement
les quitter. Le jeune qui disait me connaître me prit alors
par le bras et m'entraîna loin des autres. C'était
Hakim. Nous marchâmes quelques minutes en silence puis il
s'arrêta et me donna une barrette de shit, enveloppée
dans du papier aluminium, en me disant, Cadeau de la maison, avant
de disparaître sans me laisser le temps de le remercier.
De retour chez moi, j'avais roulé un joint puis un deuxième.
Je les avais fumés l'un à la suite de l'autre. Plus
tard, couché sur mon lit, je regardais le plafond. J'avais
atteint un état de conscience étrange où, bien
que pensant toujours à Sandra, la douleur qu'elle me faisait
éprouver ne m'appartenait plus. Elle (la douleur) semblait
en dehors de moi. Je pouvais en prendre pleinement conscience avec
un recul extraordinaire et la lire presque comme dans un livre.
Je découvrais au plus profond de mon être, pour chacun
de mes actes, pour chacune de mes souffrances, des mobiles pertinents.
Je me disais que j'étais bien bête et qu'en définitive
je n'avais jamais été amoureux de Sandra, c'était
autre chose que je voyais et que j'aimais en elle. Elle était
une sorte de confort et de suffisance dans ma vie. J'allais jusqu'à
découvrir qu'elle n'avait été pour moi qu'un
moyen de me séparer de ma mère et de me venger d'elle.
Je m'étais mis à écrire. Je sentais en moi
un flot de pensées nouvelles, extrêmement lumineuses,
qui ne demandait qu'à se répandre sur une feuille
de papier et à être travailler par l'esprit, à
l'instar d'une matière qui attend des mains du sculpteur
qu'elles la broient et la modèlent. J'étais pris d'une
sorte de frénésie et, tout en écrivant, je
faisais une course folle derrière des mots qui menaçaient
de sombrer à jamais dans l'oubli car ma main ne pouvait aller
aussi vite que mes réflexions. A peine en avais-je couché
quelques-unes sur le papier que d'autres apparaissaient, me poussant
à aller encore plus vite, encore plus loin. Ne voulant rien
perdre de ces idées, je n'en notais que les prémices
mais je n'y revins jamais par la suite pour les travailler comme
j'aurais dû. Enfin, la drogue m'avait permis de me sentir
si léger que je flottais au-dessus d'affections qui, en tant
normal, m'écrasaient de tout leur poids et je m'étais
endormi dans une quiétude presque oubliée.
Le lendemain, je m'étais mis à la recherche de Hakim.
Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les
bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard,
dans un bar du boulevard de Belleville, avec un grand sourire, et
voulu savoir si j'avais apprécié son petit cadeau.
Ce n'était pas ce qu'il avait de mieux à me proposer
et, si je voulais fumer, il fallait que je vienne le voir lui personnellement.
Nous nous vîmes alors très souvent.

Envoyer un mail à l'auteur | haut
de page |
Il me fournissait un shit de qualité, grâce
auquel j'arrivais, peu à peu, à faire passer le goût
de Sandra de ma tête. Avec lui, aucune embrouille, comme il
se plaisait à le répéter à ses clients,
tout était toujours réglo. Je remarquais assez tôt
que, sous l'apparence d'un petit dealer de quartier, se cachait
un garçon plus intelligent que malin, en possession d'un
don fabuleux pour les affaires, qui aurait pu vendre n'importe quoi,
s'il n'avait choisi de vendre ce qui lui rapportait le plus d'argent.
Son ambition était de gagner plein de fric pour que sa sœur
et sa mère ne manquent de rien, pas même du superflu.
Il les vénérait toutes les deux. Pour ma part, je
ne pouvais souhaiter grand chose pour ma mère qui, grâce
à sa pharmacie, avait acquis, par elle-même, les moyens
de vivre comme une bourgeoise. Ma sœur, quant à elle,
avait travaillé dans une grosse compagnie pétrolière
avant de se faire licencier, suite à une fusion avec une
autre compagnie, et se retrouver femme au foyer. Son mari avait
une bonne situation et espérait en avoir une meilleure encore
; il nous racontait, lors des repas de famille, les hauts faits
de sa carrière de commercial qui devaient l'emmener, tôt
ou tard, à la direction de l'entreprise pour laquelle il
travaillait. Il se foutait le doigt dans l'œil, comme on dit
vulgairement, mais il prenait grand soin de Vanessa, dont il était
très amoureux, et ça, ça me plaisait. Même
maman avait fini par l'apprécier bien qu'il ait presque le
même âge qu'elle. Dans la famille, j'étais le
plus mal loti finalement et je me voyais mal cherchant à
faire la fortune de l'une ou de l'autre. J'avais eu suffisamment
de courage pour quitter le foyer maternel et gagner seul ma vie
mais, depuis, une tempête était passée et avait
tout balayé : Elle s'appelait Sandra.
Hakim m'avait racontait qu'il la connaissait réellement,
tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier d'ailleurs,
à qui il fournissait du shit. Mais Sandra, son truc à
elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy. J'avais
fait semblant d'être au courant. En tout cas, je n'avais pas
été surpris de l'apprendre étant donné
la fréquence et la nature de ses sorties avant notre rupture.
Hakim lui avait vendu ce qu'il fallait pour s'éclater jusqu'au
matin et même pendant deux jours si elle avait voulu. C'était
une bonne cliente, absolument réglo, m'avait-il assuré.
Quant à moi, il est arrivé qu'il refuse l'argent que
je lui donnais pour quelques grammes de shit. Il est arrivé
aussi qu'il m'explique qu'il avait des clients et des amis et que,
moi, je faisais parti de la deuxième catégorie. Il
est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer et
pour discuter.
Souvent, il restait planté devant ma bibliothèque
en essayant d'imaginer combien de temps cela m'avait pris de lire
tous mes livres. Lorsque je tentais de l'inciter à la lecture
en lui proposant des livres très abordables qui, selon loi,
lui auraient sans doute plus, il me répondait invariablement,
Ah non, j'vais pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour
moi. Pourtant, je voyais ses yeux briller de tout leur éclat.
Il était heureux de toucher un livre, de l'ouvrir, d'en tourner
les pages et même d'en sentir le parfum mais, après
l'avoir gardé en main pendant quelques minutes, il me le
rendait en me demandant, ça parle de quoi exactement ? Je
faisais des efforts pour recréer avec mes propres mots l'ambiance
si particulière du livre en question. Lorsque je lui avais
tout raconté, il disait, Ah ouais ! Ça semble pas
mal quoi... c'est intéressant quoi... puis il hésitait
encore un court instant avant de répéter en secouant
la tête, Mais je peux pas lire ça quoi, c'est trop
balaise pour un mec comme moi quoi. Je lui expliquais plusieurs
fois pourquoi j'aimais tant la lecture. Je lui dis que, d'après
moi, lire est comme une grande écoute d'une personne qui
nous parle, à travers des siècles parfois, de choses
qui nous touchent, nous éveillent et nous permettent de mieux
comprendre le monde dans lequel nous vivons ou nos propres peines
tout simplement. Du coup, le livre qui correspondait magnifiquement
aux douleurs que j'éprouvais, dont le départ de Sandra
était la cause, je le lui présentais, il s'agissait
de Du côté de chez Swann. Il était depuis des
mois sur le chevet de mon lit. Proust, en de très nombreux
passages, faisait bien mieux que retranscrire les peines que j'éprouvais
à travers l'amour de Swann pour Odette et les tourments qui
en découlaient. Pour cette raison, son roman m'était
d'un extraordinaire réconfort. Hakim, tout en restant un
peu sceptique quant à ce dernier point, s'émerveillait
à l'idée que je puisse posséder en moi les
belles phrases de ce livre, qu'en ouvrant, il avait trouvé
très impressionnant. J'imagine que la densité des
caractères imprimés sur la page en était la
cause. Depuis, il me considérait comme un esprit supérieur,
d'autant plus que je lisais plusieurs livres en même temps
alors que, pour lui, en lire un paraissait le bout du monde. Il
ne me vint jamais à l'esprit qu'il ne savait qu'à
peine lire, ce qui était pourtant le cas. C'est pourquoi,
j'étais surpris que même les classiques, que nous étudions
tous, un jour ou l'autre, au collège ou au lycée,
il ne les connût pas. Le rouge et le noir, tel que je le lui
avais raconté, lui plaisait beaucoup et nous avions beaucoup
discuté de l'ambition et des amours de Julien Sorel. Madame
Bovary (c'est une histoire de meuf, avait-il si bien résumé)
l'intéressait beaucoup mais je n'avais moi-même que
très peu apprécié ce livre et je lui en avais
parlé sans grand enthousiasme. Voyant, d'après mes
dires, où Flaubert voulait en venir, il avait intelligemment
conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment des meufs qui s'emmerdent.
J'insistais beaucoup mais, quoi que je fasse, il n'acceptait jamais
le livre que je lui proposais d'emmener chez lui et de lire. Très
souvent, il mettait un terme à notre discussion en proposant
de rouler un joint. On s'fume un p'tit stick quoi, après
on voit, disait-il d'un ton sentencieux. Et nous fumions. Nous nous
mettions alors à parler de choses extraordinairement futiles
telle que la forme ou la couleur de ses nouvelles Nike et à
rire de n'importe quoi. Ensuite il repartait les mains vides. Je
retrouvais plus tard, sur un meuble, alors que je n'y pensais plus,
le livre auquel il m'avait paru s'intéresser.
:: Commentaire [ Le 25.09.2002]
C'est la énième version du chapitre 2. Mais
cette fois-ci, ce n'est pas seulement ce chapitre mais tous
les chapitres que j'avais écris jusqu'à présent
qui ont subis un bouleversement. Dans une précedente
version, ce chapitre n'était pas le deuxième
mais le troisième.
>>>
Lire la version précédente |
|