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2eme version du roman > Chap 2 : Hakim

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Un soir, obsédé par le souvenir de Sandra, je suis sorti dans Belleville où j'éprouvais parfois le besoin de marcher seul depuis son départ. La nuit était tombée depuis fort longtemps et les enseignes chinoises éclairaient des rues désertes tout en se reflétant sur des trottoirs humides et glissants. Avait-on essayé de laver Belleville ? Peine perdue. Le quartier est trop petit pour le monde qui y grouille durant la journée. Des gens venus de pays où jamais rien n'est mis au rebut. La notion de déchet, corollaire de celle de gaspillage, n'existe pas pour eux. Ici, on ne jette jamais, on se débarrasse comme on donne l'aumône, en pensant que d'autres seront heureux de ramasser. Salir devient comme une sorte de partage et Belleville, je l'espérais, fleurira toujours de ces déchets que les bourgeois trouvent suspects.

Malgré l'intérêt de cette réflexion, les mots tel que jeter ou se débarrasser me ramenaient à Sandra. Il en était ainsi pour la moindre de mes pensées qui, d'apparence, n'aurait eu aucun rapport avec elle. Je me laissais porter par mes pas et je m'engageais dans des ruelles au gré du hasard ou parce que je les trouvais suffisamment sombres et désertes pour me ramener à mon triste état d'esprit. Après quelques minutes de cette marche lugubre, je tombais sur un groupe de jeunes qui, visiblement, avaient fait le tour de tous les sujets de conversation et cherchaient une autre occupation. Ils s'étaient tus en me voyant approcher dans la pénombre et j'avais senti peser sur moi leurs regards agressifs. J'étais passé devant eux sans provoquer la moindre réaction mais, au moment où j'avais cru pouvoir enfin respirer, l'un d'eux m'avait interpellé. D'abord, je fis semblant de ne pas l'entendre ou de ne pas comprendre qu'il s'adressait à moi. Hé ! C'est à toi k'je parle ! Je m'arrêtai et me retournai. En me voyant, face à lui, il plissa horriblement les yeux et fit une moue terrible avec sa bouche, ce qui signifiait, je l'appris plus tard, qu'il cherchait un moyen de me provoquer, de manière à voir si, vraiment, j'avais des couilles. Mais il n'eut pas l'occasion de satisfaire sa curiosité imbécile car l'un de ses acolytes eut soudain une sorte de révélation et s'exclama pour que tous l'entendent, Hé mais j'te connais wouat ! On s'est déjà vu kek part, pas vrai ? Mais si, t'es un pote à ma frangine, quoi ! Je souriais bêtement, tout en m'efforçant de prendre un air détendu et je n'osais répondre. D'après moi, il devait certainement faire erreur. Son visage ne me disait rien. Il paraissait pourtant convaincu de me connaître. Et ta meuf, me demanda-t-il, où k'elle est maintenant ? Ça fait un bail qu'on la voit plus, quoi. Voyant que j'étais connu d'un des leurs, les autres membres de la bande ne s'intéressaient plus à moi. L'imbécile ne cherchait plus à me provoquer et la tension était retombée. J'abandonnais le sourire idiot sur mon visage. Il connaissait Sandra. En tout cas, il savait qu'elle et moi étions ensemble. J'étais surpris et intrigué. Je lui dis qu'il n'y avait plus de Sandra, que désormais j'étais seul. Elle s'est barrée quoi, elle t'a largué ? Putain, ça doit foutre les boules ça, quoi... L'un des gars de la bande rajouta en crachant par terre, Sûr c'est toutes des putes, quand t'y penses bien. Puis un autre, Ouais, toutes des putes, ces salopes de meufs ! Essayant d'adopter une attitude très cool, en dépit de ma tristesse, je les remerciais pour tant de sollicitude et leur fis comprendre que je ne tenais pas à parler de mon ex-meuf avec eux. Je devais malheureusement les quitter. Le jeune qui disait me connaître me prit alors par le bras et m'entraîna loin des autres. C'était Hakim. Nous marchâmes quelques minutes en silence puis il s'arrêta et me donna une barrette de shit, enveloppée dans du papier aluminium, en me disant, Cadeau de la maison, avant de disparaître sans me laisser le temps de le remercier.

De retour chez moi, j'avais roulé un joint puis un deuxième. Je les avais fumés l'un à la suite de l'autre. Plus tard, couché sur mon lit, je regardais le plafond. J'avais atteint un état de conscience étrange où, bien que pensant toujours à Sandra, la douleur qu'elle me faisait éprouver ne m'appartenait plus. Elle (la douleur) semblait en dehors de moi. Je pouvais en prendre pleinement conscience avec un recul extraordinaire et la lire presque comme dans un livre. Je découvrais au plus profond de mon être, pour chacun de mes actes, pour chacune de mes souffrances, des mobiles pertinents. Je me disais que j'étais bien bête et qu'en définitive je n'avais jamais été amoureux de Sandra, c'était autre chose que je voyais et que j'aimais en elle. Elle était une sorte de confort et de suffisance dans ma vie. J'allais jusqu'à découvrir qu'elle n'avait été pour moi qu'un moyen de me séparer de ma mère et de me venger d'elle. Je m'étais mis à écrire. Je sentais en moi un flot de pensées nouvelles, extrêmement lumineuses, qui ne demandait qu'à se répandre sur une feuille de papier et à être travailler par l'esprit, à l'instar d'une matière qui attend des mains du sculpteur qu'elles la broient et la modèlent. J'étais pris d'une sorte de frénésie et, tout en écrivant, je faisais une course folle derrière des mots qui menaçaient de sombrer à jamais dans l'oubli car ma main ne pouvait aller aussi vite que mes réflexions. A peine en avais-je couché quelques-unes sur le papier que d'autres apparaissaient, me poussant à aller encore plus vite, encore plus loin. Ne voulant rien perdre de ces idées, je n'en notais que les prémices mais je n'y revins jamais par la suite pour les travailler comme j'aurais dû. Enfin, la drogue m'avait permis de me sentir si léger que je flottais au-dessus d'affections qui, en tant normal, m'écrasaient de tout leur poids et je m'étais endormi dans une quiétude presque oubliée.

Le lendemain, je m'étais mis à la recherche de Hakim. Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard, dans un bar du boulevard de Belleville, avec un grand sourire, et voulu savoir si j'avais apprécié son petit cadeau. Ce n'était pas ce qu'il avait de mieux à me proposer et, si je voulais fumer, il fallait que je vienne le voir lui personnellement. Nous nous vîmes alors très souvent.


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Il me fournissait un shit de qualité, grâce auquel j'arrivais, peu à peu, à faire passer le goût de Sandra de ma tête. Avec lui, aucune embrouille, comme il se plaisait à le répéter à ses clients, tout était toujours réglo. Je remarquais assez tôt que, sous l'apparence d'un petit dealer de quartier, se cachait un garçon plus intelligent que malin, en possession d'un don fabuleux pour les affaires, qui aurait pu vendre n'importe quoi, s'il n'avait choisi de vendre ce qui lui rapportait le plus d'argent. Son ambition était de gagner plein de fric pour que sa sœur et sa mère ne manquent de rien, pas même du superflu. Il les vénérait toutes les deux. Pour ma part, je ne pouvais souhaiter grand chose pour ma mère qui, grâce à sa pharmacie, avait acquis, par elle-même, les moyens de vivre comme une bourgeoise. Ma sœur, quant à elle, avait travaillé dans une grosse compagnie pétrolière avant de se faire licencier, suite à une fusion avec une autre compagnie, et se retrouver femme au foyer. Son mari avait une bonne situation et espérait en avoir une meilleure encore ; il nous racontait, lors des repas de famille, les hauts faits de sa carrière de commercial qui devaient l'emmener, tôt ou tard, à la direction de l'entreprise pour laquelle il travaillait. Il se foutait le doigt dans l'œil, comme on dit vulgairement, mais il prenait grand soin de Vanessa, dont il était très amoureux, et ça, ça me plaisait. Même maman avait fini par l'apprécier bien qu'il ait presque le même âge qu'elle. Dans la famille, j'étais le plus mal loti finalement et je me voyais mal cherchant à faire la fortune de l'une ou de l'autre. J'avais eu suffisamment de courage pour quitter le foyer maternel et gagner seul ma vie mais, depuis, une tempête était passée et avait tout balayé : Elle s'appelait Sandra.

Hakim m'avait racontait qu'il la connaissait réellement, tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier d'ailleurs, à qui il fournissait du shit. Mais Sandra, son truc à elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy. J'avais fait semblant d'être au courant. En tout cas, je n'avais pas été surpris de l'apprendre étant donné la fréquence et la nature de ses sorties avant notre rupture. Hakim lui avait vendu ce qu'il fallait pour s'éclater jusqu'au matin et même pendant deux jours si elle avait voulu. C'était une bonne cliente, absolument réglo, m'avait-il assuré. Quant à moi, il est arrivé qu'il refuse l'argent que je lui donnais pour quelques grammes de shit. Il est arrivé aussi qu'il m'explique qu'il avait des clients et des amis et que, moi, je faisais parti de la deuxième catégorie. Il est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer et pour discuter.

Souvent, il restait planté devant ma bibliothèque en essayant d'imaginer combien de temps cela m'avait pris de lire tous mes livres. Lorsque je tentais de l'inciter à la lecture en lui proposant des livres très abordables qui, selon loi, lui auraient sans doute plus, il me répondait invariablement, Ah non, j'vais pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour moi. Pourtant, je voyais ses yeux briller de tout leur éclat. Il était heureux de toucher un livre, de l'ouvrir, d'en tourner les pages et même d'en sentir le parfum mais, après l'avoir gardé en main pendant quelques minutes, il me le rendait en me demandant, ça parle de quoi exactement ? Je faisais des efforts pour recréer avec mes propres mots l'ambiance si particulière du livre en question. Lorsque je lui avais tout raconté, il disait, Ah ouais ! Ça semble pas mal quoi... c'est intéressant quoi... puis il hésitait encore un court instant avant de répéter en secouant la tête, Mais je peux pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour un mec comme moi quoi. Je lui expliquais plusieurs fois pourquoi j'aimais tant la lecture. Je lui dis que, d'après moi, lire est comme une grande écoute d'une personne qui nous parle, à travers des siècles parfois, de choses qui nous touchent, nous éveillent et nous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ou nos propres peines tout simplement. Du coup, le livre qui correspondait magnifiquement aux douleurs que j'éprouvais, dont le départ de Sandra était la cause, je le lui présentais, il s'agissait de Du côté de chez Swann. Il était depuis des mois sur le chevet de mon lit. Proust, en de très nombreux passages, faisait bien mieux que retranscrire les peines que j'éprouvais à travers l'amour de Swann pour Odette et les tourments qui en découlaient. Pour cette raison, son roman m'était d'un extraordinaire réconfort. Hakim, tout en restant un peu sceptique quant à ce dernier point, s'émerveillait à l'idée que je puisse posséder en moi les belles phrases de ce livre, qu'en ouvrant, il avait trouvé très impressionnant. J'imagine que la densité des caractères imprimés sur la page en était la cause. Depuis, il me considérait comme un esprit supérieur, d'autant plus que je lisais plusieurs livres en même temps alors que, pour lui, en lire un paraissait le bout du monde. Il ne me vint jamais à l'esprit qu'il ne savait qu'à peine lire, ce qui était pourtant le cas. C'est pourquoi, j'étais surpris que même les classiques, que nous étudions tous, un jour ou l'autre, au collège ou au lycée, il ne les connût pas. Le rouge et le noir, tel que je le lui avais raconté, lui plaisait beaucoup et nous avions beaucoup discuté de l'ambition et des amours de Julien Sorel. Madame Bovary (c'est une histoire de meuf, avait-il si bien résumé) l'intéressait beaucoup mais je n'avais moi-même que très peu apprécié ce livre et je lui en avais parlé sans grand enthousiasme. Voyant, d'après mes dires, où Flaubert voulait en venir, il avait intelligemment conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment des meufs qui s'emmerdent. J'insistais beaucoup mais, quoi que je fasse, il n'acceptait jamais le livre que je lui proposais d'emmener chez lui et de lire. Très souvent, il mettait un terme à notre discussion en proposant de rouler un joint. On s'fume un p'tit stick quoi, après on voit, disait-il d'un ton sentencieux. Et nous fumions. Nous nous mettions alors à parler de choses extraordinairement futiles telle que la forme ou la couleur de ses nouvelles Nike et à rire de n'importe quoi. Ensuite il repartait les mains vides. Je retrouvais plus tard, sur un meuble, alors que je n'y pensais plus, le livre auquel il m'avait paru s'intéresser.

:: Commentaire [ Le 25.09.2002]
C'est la énième version du chapitre 2. Mais cette fois-ci, ce n'est pas seulement ce chapitre mais tous les chapitres que j'avais écris jusqu'à présent qui ont subis un bouleversement. Dans une précedente version, ce chapitre n'était pas le deuxième mais le troisième.

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