Le lendemain je poussais
la porte de La Croisette, très en avance pour mon rendez-vous
avec Jésus. C'était un bar aux murs défraîchis,
recouverts d’affiches de vieux films ( Godard, la nouvelle
vague ) et de concerts de rock qui ont eu lieu depuis quelques années
déjà. Des jeunes artistes, en attendant la consécration,
venaient y boire des bières et discuter avec quelques vieux
pochetrons de Nietzsche. Un vieil ami, Patrick, adorait cet endroit
et m'y avait emmené après que Sandra m’eut quitté,
car, comme toutes les personnes de mon entourage, il tentait de
me remonter le morale en m’obligeant à sortir. Il connaissait
mon goût pour le philosophe allemand et les serveuses étrangères.
Le souvenir auquel j’associais ce bar restait cependant l’un
des plus pénible de ma vie. A peine en avais-je franchit
le seuil, à 20 heures 10, qu’il me revint en mémoire.
Je m’installais à une table et, étant en avance
pour mon rendez-vous avec Jésus, je me laissais emporter
par mes souvenirs. Je regardais une autre table. Patrick et moi
y avions pris place quelques mois auparavant. Je distinguais mon
fantôme et celui de mon ami, tel que nous étions ce
soir-là. Ma dernière tentative pour revoir Sandra
s’était soldée par un échec et, pire
que tout, j’avais appris qu’elle vivait et couchait
avec Helena. J’avais dû, cette fois-là, faire
réellement le deuil de la Sandra que j’avais connue.
Les hommes, dont moi le premier, n’étaient plus à
son goût. Pour la seconde fois, le monde s’était
écroulé devant moi. Cette dernière épreuve
m’avait profondément affecté et je pensais ne
jamais m’en remettre. J’avais besoin de m’expliquer
tous ces affronts, toutes ces tortures qu’elle me faisait
subir, sous peine de sombrer dans la folie. Mais il n’y avait
rien à expliquer, en définitive, et encore moins à
comprendre : elle vivait sa vie tout simplement.
Patrick et moi en discutions très sérieusement dans
une atmosphère bruyante et confinée. Pour m’aider
à accepter les événements douloureux qui m’accablaient,
Patrick me confiait qu’il avait vécu une aventure similaire,
quelques années plus tôt, sauf que la fille n’était
pas lesbienne. D’après lui, le pire était de
se faire plaquer pour un autre homme et non pour une autre femme
car, dans le second cas, c’est la fille qui a commis une erreur
de jeunesse ; en réalité, elle n’était
pas bien au fait de ses goûts. Par contre, il est beaucoup
plus dur d’accepter que sa femme parte avec un autre homme.
Je n’étais pas du tout d’accord avec lui. Et,
finalement, nous ne sûmes jamais la réponse à
cette question. Tous ces souvenirs me semblaient très loin
maintenant, je n'y accordais plus la moindre importance alors qu'à
l'époque, de savoir Sandra en train de jouer à broute
minou avec une femme m'avait paru une excellente raison de me taillader
les veines.
J’attendais Jésus à une table située
au fond de La Croisette, qui m’avait semblée la meilleure
car elle n’était pas bancale. Sans le savoir, en me
donnant rendez-vous dans ce bar, il illustrait terriblement l’ironie
du sort : j’avais pleuré ici la perte d'une femme et
je revenais pour en retrouver une autre. Il arriva, tout sourire,
5 minutes avant 21 heures. Je voulus être fixé tout
de suite, Alors ? T’as pu avoir son numéro de téléphone
? Doucement, me dit-il, laisse-moi d'abord le temps de dire bonjour,
de m’asseoir et de commander quelque chose à boire.
Il connaissait du monde dans ce bar et cela devait faire fort longtemps
qu'il n'y était pas revenu. Sa tournée de bonjour
mis 3 plombes. Un type l’accapara pendant plusieurs minutes.
Ensuite il discuta avec le patron, qui lui servit un demi, puis
il revint à la table où je me trouvais. Quelle heure
est-il ? Il était exactement 21 heures 12. Il ne devrait
pas tarder à arriver. Je lui demandai qui ça ? Ton
numéro de téléphone. J’eus beau essayer
de comprendre, il ne m’en dit pas plus. Il buvait tranquillement
sa bière et restait calme tandis que je m’agitais sur
mon siège et lui posais des multiples questions. Pour toute
réponse, je n’avais droit qu’à son sourire
et son irritante satisfaction, lorsqu’il reposait son verre
de bière, après en avoir bu une grande gorgée.
Et je ne saurais dire quel plaisir il goûtait le plus : celui
de me voir si agité ou de déguster sa bière.
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A 21 H 25, un grand type blond, très mince, est entré
dans le bar. Il avait l’air complètement dans les vapes,
et semblait avoir un peu de mal à atterrir. Il avait un sourire
timide au coin des lèvres. Il s’est mis à saluer
tout le monde, comme Jésus lors de son arrivée, et,
au fur et à mesure qu’il serrait des mains et échangeait
quelques mots avec les habitués, il paraissait revenir à
la vie ou plutôt au monde réel. Je n’arrêtais
pas de suivre ses gestes. Je le dévisageais également.
Il me faisait penser à quelqu’un mais je ne trouvais
qui. Il marchait vers nous. Lorsqu’il ne fut plus qu’à
quelques pas, Jésus se leva et lui proposa de s’asseoir
à notre table. François s’assit et nous fûmes
présenté. C’était le frère jumeau
de Louise. La ressemblance n’était pas évidente
mais elle existait et je l’avais perçue. Jésus
se mit à lui faire le récit de ma rencontre avec sa
sœur. Je me sentais très gêné mais François
avait l’air de trouver cette histoire tout à fait banale.
Il devait sans doute se demander pourquoi Jésus lui racontait
tout cela. Quand, enfin, mon ami lui dit que je n’avais aucun
moyen de revoir Louise, il fut étonné.
- Ah bon ! Fit-il, tu ne lui as pas demandé son numéro
? Attends, je dois l’avoir quelque part.
Et il se mit à fouiller dans toutes ses poches. Il ne cessait
d’en sortir des petits morceaux de papier recouverts de croquis,
qu’il posait sur la table en disant : Non c’est pas
ça. Puis, comme sa recherche dura un certain temps, au cours
duquel mon cœur avait cessé de battre, il rajouta :
Putain, mince, où je l’ai foutu ce carnet… J’espère
que je ne l’ai pas perdu… Alors je failli mourir mais
il le retrouva juste à temps.
C’était un petit carnet vert dont la moitié
des pages s’étaient détachées. Sur certaines
je voyais, entre des numéros, écrits dans tous les
sens, des belles arabesques. Un véritable travail de miniaturiste.
Louise devait me dire plus tard quel grand artiste est son frère
; ce que je voyais me permettait déjà de me le figurer.
Il trouva son numéro et me le donna. Ensuite nous bûmes
et nous parlâmes de ses différents travaux. Il préparait
une petite expo dans une galerie du Marais. Je promis de la visiter.
Malgré sa modestie apparente, je sentais en lui une très
grande fierté. Il avait, à La Croisette, une petite
cour d'admirateurs et il lui était impossible d’en
faire abstraction.
Jésus en faisait parti mais pour n’importe quel artiste
il était difficile de ne pas impressionner Jésus.
Sitôt qu’il était en présence d ‘une
personne qui lui disait avoir une activité artistique il
était fasciné, même s’il ne voyait jamais
l’art en question. Avec de l’argent, il aurait fait
un excellent mécène, philanthrope à souhait.
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