Deux ou trois jours
passèrent pendant lesquels je pensais sans arrêt à
Louise. J'avais arpenté la rue Amelot, de long en large,
à différents moments de la journée, espérant
tomber par hasard (puisque le hasard peut parfois bien faire les
choses) sur elle. Cela ne se produisit jamais. Heureusement, Jésus
m'avait rappelé pour m'annoncer la bonne nouvelle. Il proposait
de me donner les coordonnées de Louise le lendemain soir,
à 21H00, dans un bar qui s'appelle La Croisette. Mais c'est
pas à Cannes crut-il utile ou drôle de préciser.
Je connaissais ce bar. Louise y serait-elle ? Jésus refusa
de m'en dire davantage. Il revint sur l'incident que nous avions
eu avec Cyril. Il me dit qu'en échange du numéro de
Louise, il attendait quelque chose de ma part. Je promis tout ce
qu'il voudrait. Alors il me demanda de convaincre Akhim de s'excuser
auprès de Cyril. Je n'en croyais pas mes oreilles. Jésus
me dit qu'il avait arrangé les choses avec lui et qu'il était
prêt à ne pas porter plainte contre nous si seulement
nous lui présentions des excuses.
Ce que me demandait Jésus était impossible. Cependant,
en échange de la possibilité de revoir Louise, j'étais
prêt à promettre n'importe quoi.
Je me mis à la recherche de mon dealer préféré
dans Belleville. Depuis que Louise avait claqué ma porte,
je ne l'avais pas revu.
Il n'était pas dans le petit troquet de la rue Piat. Je redescendis
rue des Tourtilles, espérant le trouver dans un autre bar,
qu'il fréquentait également assez régulièrement.
S'il ne s'y trouvait pas, j'avais encore une chance de le trouver
sur la petite place, en bas du parc de Belleville et, au pire, ses
copains, qui y passent leurs journées, me renseigneraient.
C'est effectivement ce qui se produisit. Il est tipar, me fit un
jeune au crâne rasé portant chaîne en or et survêtement
Nike sur chaussures Adidas. En général, ces jeunes
font économie de parole lorsqu'ils s'adressent à des
personnes étrangères à leur bande, mais grâce
à Akhim j'étais suffisamment connu d'eux pour qu'ils
daignent m'en dire un peu plus. Mon ami était allé
voir un gars, à Saint-Denis, et il allait revenir, peut-être
dans la soirée, mais ce n'était pas sûr. Ne
me restait plus qu'à les remercier, au moins pour leur montrer
que cela était encore d'usage.
Voulant profiter plus longtemps de cette petite ballade, d'abord
imposée, je fis un détour pour rentrer chez moi. Qu'est-ce
qu'une promesse, me demandais-je ?
Présenter des excuses à un homme tel que Cyril était
absolument indigne de Akhim. C'était à cause de moi
qu'il s'était battu. Moi seul devait arranger les choses
avec l'ex-patron-copain de Jésus ou en subir les conséquences.
Ne valait-il pas mieux ne rien demander à Akhim ? Dans ce
cas, ne pas tenir parole vis-à-vis de Jésus ? Je pensais
à Jésus et à Cyril. Je me demandais si j'étais
un homme d'honneur et de parole. Cyril, à coup sûr
ne l'était pas. Jésus l'était, Akhim également.
La connaissance du mot dilemme pourrait vous permettre de savourer
l'esprit cornélien de la situation à laquelle je devais
faire face. Les vrais dilemmes ne sont pas vécus tous les
jours. D'un côté l'honneur, de l'autre l'amitié.
Je me sentais bêtement grand, comme les héros de tragédie,
mais aussi dans la merde et ça, c'était la réalité.
Je pris une décision : celle de tout mettre en oeuvre afin
d'obtenir d'Akhim qu'il s'excusa auprès de Cyril. En faisant
ce choix, en trahissant un peu notre amitié, j'avais le sentiment
de préserver mon honneur. Tout en marchant, j'essayais de
trouver un plan pour aboutir à mes fins.
Il me fallait de très bons arguments pour convaincre Akhim.
Le fait que Cyril ne porte pas plainte pouvait en être un.
En traversant le boulevard de Belleville, cet argument me parut
assez mince et il ne fut plus du moindre poids dans la rue du faubourg
du temple, à moins, me dis-je, qu'Akhim ait peur de la police.
C'est alors que me vient l'idée de ce rêve idiot que
j'allais lui raconter.
Ses copains qui traînent et, sans que ce ne soit péjoratif,
finissent pas se désigner comme de la racaille (terme qui
désigne, au sens figuré, des choses sans valeur, le
savent-ils ? ), lui avaient transmis le message suivant : Y'a ton
pote du 10 qui t'cherche. A peine arrivé chez moi, Akhim
se mit à rouler un joint. Du shit marocain. Il l'avait obtenu
directement chez l'importateur, à La Courneuve finalement.
C'était un bon produit, garanti sans aucun additif.
La fumée du joint s'élevait jusqu'au plafond. Je l'appréciais.
Il était fort mais se laissait fumer tout en douceur. Ses
effets étaient presque immédiats. Une grande torpeur
m'envahit et je souris, fatigué de moi, de mes illusions
et de mes efforts pour influer sur les événements
de mon existence. Mais cette lassitude n'était pas désagréable.
Putain, j'en connais qui vont kiffer grave avec ass, affirma Akhim
à sa troisième bouffée.
Je tentais de lui parler de Louise. Il n'avait pas changé
d'avis à son sujet : c'était une pute. Je répondis
qu'elle était vachement cool en réalité. Je
voulais lui parler de Cyril aussi, lui expliquer ce que Jésus
m'avait demandé et pourquoi je voulais qu'il le fasse, mais
je n'y parvins pas. C'est lui qui se mit à me raconter une
petite histoire.
Certains jeunes, avec lesquels il avait fait un peu de business,
où qu'il avait connus, ont gagné plein de thunes,
me disait-il. Ils se sont acheté des belles voitures. Ils
ont tourné dans le quartier au volant de bolides qu'ils avaient
payés en espèces tout en ne sachant quoi faire. Quelquefois,
ils faisaient monter des filles et les emmenaient faire un tour.
Ils finissaient par les baiser sur un parking et revenaient, tout
fier de s'être vider les couilles, s'en vanter auprès
de leurs potes. Comme c'était toujours les mêmes filles,
qu'ils connaissaient depuis fort longtemps, ça devenait trop
monotone. Il leur en fallait des nouvelles. Ils sont partis les
chercher ailleurs. Ils sont tombés sur des jeunes droguées,
futures prostitués qu'ils ont aidé à mettre
un pied dans l'étrier. Dés qu'une fille leur rapportait
de l'argent, ils gonflaient encore plus leurs torses. L'une d'entre
elle en a eut assez de donner tout son fric à un jeune frimeur,
elle s'est embrouillée avec lui pour une histoire bizarre.
Elle est allée voir un autre gars, un vrai pro celui-là,
soi-disant pour lui acheter son indépendance. Le gars ne
rigolait pas. Il a pris des flingues et quelques potes et ils ont
fait une descente dans le quartier. Rien que pour faire peur et
montrer qui ils étaient. Mais les potes d'Akhim ne se sont
pas dégonflés. Celui qui était avec la fille,
celle qui voulait être indépendante, a dit qu'il n'était
pas question qu'il baisse son froc devant n'importe qui. Il a battu
la fille à mort, puis il s'est trouvé un flingue et
il se baladait toujours avec. Il l'a fait pendant 3 jours, le quatrième
il s'est fait avoir. Ils l'ont buté. Le pire dans cette histoire,
c'est qu'il aimait vraiment cette pouffiasse, le gars qu'est mort.
Et elle, elle l'adorait. Après sa mort, elle s'est fait un
dernier shoot. Le genre sans retour. On l'a retrouvée morte
d'une overdose. Les autres, c'est pareil, ils font confiance à
des meufs, veulent faire du fric avec elles et puis ça foire.
Ils sont tous morts ou en taule. C'est comme ça que ça
se passe. Akhim le sait très bien. Combien en a-t-il connu
qui ont mal fini à cause d'une jolie fille ? Un nombre incroyable,
paraît-il. Lui, il ne veut ni faire étalage de son
fric ni se mettre avec une gonzesse. Son but n'est pas de frimer
comme les autres imbéciles, ni de tomber raide dingue d'une
salope. Il a vu trop de gars mal finir à cause de meufs qui
cherchent à se faire baiser par des mecs qu'ont de la thune,
il ne veut pas faire les mêmes erreurs.
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Il avait raison d'être prudent, mais ce qui
aurait été encore plus judicieux de sa part, c'est
qu'il cessa complètement ses activités alors qu'il
était encore temps et qu'il devienne honnête. Ce mot
l'a fait rire. Mais qui est honnête ? M'a-t-il demandé,
l'autre pédé de Cyril, tu crois qu'il est honnête
? On peut pas gagner du fric en étant honnête. Même
les hommes politique, tu vois bien qu'ils magouillent. Effectivement,
je n'avais peut-être pas employé le mot qu'il fallait.
C'était trop bête. Quels exemples pouvais-je lui donner
? Quels arguments ? Je ne savais plus. Je pensais à Louise.
Mais cette fille ne nous a pas racontés de conneries, lui
dis-je, tu peux me faire confiance. De suite, je me rendis compte
que je venais de prononcer un autre mot malheureux. Akhim a braqué
sur moi son regard noir. Toi, tu me parles de confiance ? J'ai qu'un
conseil à te donner quoi : méfies toi de cette meuf.
Ensuite il a soufflé. La fumée, en sortant de sa
bouche, a formé un petit nuage au-dessus de nos têtes.
Il m'a passé le joint. J'ai pris une bouffée. Je n'avais
plus les idées très claires. Il s'est levé,
moi, dans mon état, je n'aurais pu le faire ; le shit marocain
m'avait cloué au canapé. Je l'ai entendu, dans la
cuisine, se servir un verre d'eau. Il est revenu dans le salon.
C'est alors que je lui ai demandé s'il croyait aux rêves
prémonitoires. C'est quoi ce truc ? Je lui ai expliqué.
Des rêves que l'on fait et qui se réalisent. Et j'ai
menti. Je lui ai dit que j'en avais fait un qui le concernait. Comme
prévus, il fut curieux de l'entendre.
J'avais rêvé qu'il avait quitté le quartier.
L'arrivée de gens suspects - qui se sont avérés
être des flics en civil - lui avait fait comprendre qu'il
devait se mettre au vert. Il était parti sans laisser d'adresse,
abandonnant tous ses clients, des pauvres camés, à
leur pauvre sort. J'en croisais quelques-uns qui traînaient.
Certains me demandaient si j'avais des nouvelles. Je leur répondais
toujours de la même manière. Je ne savais pas où
il était ni quand il reviendrait. Les plus optimistes se
disaient qu'il était parti prendre livraison et étaient
persuadés que leur dealer favori reviendrait avec une quantité
incroyable de came. Une poudre vachement bonne et cool pour eux.
Ils étaient comme des gosses : ils attendaient le Père
Noël. Le temps passait et ils réussissaient à
faire naître une vraie rumeur, si bien que les flics, déjà
sur la piste de Akhim, avaient la conviction d'avoir ferrer un très
gros poisson. On pensait qu'il allait inonder Belleville de stupéfiant.
Tous les camés l'attendaient maintenant comme le Messie.
Les flics devenaient de plus en plus nerveux à mesure que
la rumeur de son retour s'amplifiait. D'autres dealers, doublement
malhonnêtes, vendaient déjà la fameuse came
qu'il était censé ramener. Ils faisaient monter les
prix en disant que c'était elle, qu'elle était enfin
arrivée. Des gars, après s'être shootés,
l'avaient trouvée tellement bonne, qu'ils s'étaient
persuadés de l'avoir acheté à Akhim lui-même.
Ils l'avaient vu, ils y avaient goûté : c'était
de la balle. Akhim était un Dieu. Toutes les polices de France
étaient à ses trousses. Le récit de mon rêve
l'avait intrigué. Plusieurs fois, il me demanda de revenir
sur certains détails. Il voulait surtout savoir comment,
dans mon putain de rêve, les flics réussissaient à
le choper. Il me disait, Réfléchis bien quoi, c'est
très important quoi, ils ont fini par m'avoir ou pas ? Je
devenais mystique. Je ne disais ni oui ni non.
J'avais réussi à lui faire peur avec mon rêve
inventé de toutes pièces. C'était la première
partie de mon plan. Je comptais ensuite le persuader de se tenir
à carreau et, enfin, dans la dernière partie du plan,
lui faire comprendre qu'il avait intérêt à éviter
que Cyril ne porte plainte contre lui. C'est seulement alors que
je comptais lui parler de la proposition de Jésus. Nous nous
excusons et Cyril ne porte pas plainte. D'ici quelques jours, je
pensais qu'il serait mûr pour accepter ce marché.
Si ça se trouve, je flippe pour rien, dit-il en se levant
pour s'en aller, les rêves ne se réalisent pas toujours
quoi. J'ai tendu la main, elle a claqué contre la sienne
puis j'ai serré le poing et nos mains se sont à nouveau
rencontrées, poing contre poing
Il se trompait. Rien n'était plus réel que mon rêve
prémonitoire, fruit de ma trop fertile imagination.
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