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Roman > Chap 5 : Louise

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A mesure que nous nous éloignions de l'entreprise de Cyril, je me sentais de plus en plus dégoûté et profondément désespéré. J'étais au chômage depuis quatre mois et je n'avais aucune idée d'un travail que j'aurai pu trouver. Les chefs ou les petits patrons comme Cyril étaient à exclure de mon monde et je regrettais de ne pas avoir eu assez de cran pour le corriger comme l'avait fait Akhim. En fait, moi seul aurait dû régler son compte à ce jeune prétentieux. Mais je suis trop intégré à un système qui exclu ce genre de réaction. J'accepte et je respecte tous ces petits pouvoirs à la con. Je me laisse humilié par ceux qui peuvent me donner du travail. Ils ont le bon rôle parce qu'étant chômeur on n'a pas le choix. On se présente à eux avec l'espoir de sortir d'une situation qui nous pèse et menace de faire de nous des exclus. C'est la grande peur de notre époque et ils en font l'instrument de leur domination. Je doutais, dans ces conditions, que l'égalité des hommes soit une réalité du monde du travail, et je ne pouvais accepter mon manque de réaction lorsque Cyril avait tenté de me rabaisser. Akhim, lui, avec son tempérament de voyou, ne s'était posé aucune question. Pour lui, tout se règle d'homme à homme et par la force des poings. Il s'était jeté sur Cyril sans aucun égard pour sa position et lui avait infligé la correction qu'il méritait. Il avait fait ça pour moi. Je lui en étais reconnaissant mais j'étais également en proie à un grand sentiment de colère. Une colère que je sentais bouillonner en moi contre le monde entier. Il m'aurait fallu tout casser et mettre le feu à la terre entière pour m'en débarrasser.

Je restais silencieux. Même pour Akhim, ma reconnaissance se serait transformée en expression de ma colère si j'avais ouvert la bouche. Tout en marchant, je serrais les poings dans mes poches tandis qu'il vérifiait le bon état de ses membres. Sa main droite lui causait quelques soucis apparemment. Il dit, Putain, j'me suis niqué le poignet sur ce salaud. Moi, il me semblait que ma vie entière avait été niquée au contact de ce salaud. Que faire maintenant ? Devenir, comme Akhim, un petit trafiquant ? Rendre service à tous ces fumeurs de shit et gagner par la même occasion ma vie ? Non, je savais que je n'étais pas fait pour ça. Ce métier ne s'improvise pas. Il faut avoir le sens des affaires et celui des magouilles pour le faire. Moi, je suis trop fainéant. Je vois Akhim travailler, je le vois préparer ses rendez-vous avec ses fournisseurs. Je le vois chercher des planques pour sa came, je le vois aussi couper puis peser le shit pour en faire des petites barrettes ou des grosses tablettes. Je le vois préparer les commandes des habitués puis leur fixer rendez-vous. Untel sera toujours bien servi, et du shit de qualité en plus, parce que c'est un vrai connaisseur. Celui-là tu peux lui faire fumer n'importe quoi. Akhim prend soin de la clientèle qu'il veut fidéliser. Il se verrait bien à la tête d'une petite entreprise finalement mais, pour le moment, c'est interdit tous ça. Alors, je pense qu'il a plus de chance de finir en taule.

Je vaux moins que lui. Pourtant, j'ai été tenté de lui faire la morale. Comme si je ne savais pas que l'argent mène ce monde et que le sens morale n'est absolument pas compatible avec celui des affaires. Faire en même temps l'éloge de tout ce que l'argent peut nous procurer et donner aux jeunes le goût du travail payé une misère... Il n'y que les hommes politiques de droite pour vendre cette idée et leurs électeurs pour y croire.
Comment donner tort à Akhim, qui se fout de la politique, de gagner du fric par le meilleur moyen à sa disposition ?
Rien, finalement, ne nous garantie une place dans la société, surtout pas le fait d'être honnête.

J'avais décidé de chercher du travail et pour tout résultat j'étais arrivé à croire davantage au choix d'Akhim qu'à ma possible intégration dans la société. Je marchais en regardant mes pieds, sans me soucier du moindre passant. Je n'avais absolument aucune raison de lever la tête pour essayer de voir, devant moi, ce que l'avenir me réservait.

Nous étions dans la rue Biot, aux abords de la place Clichy, lorsqu'un cri se fit entendre derrière nous. Nous nous retournâmes et nous vîmes la secrétaire de Cyril. Elle voulait nous rattraper. J'ai pensé, non sans ironie, qu'avons-nous oublié ? De laisser nos CV, peut-être ? Akhim s'est également étonné, Qu'est-ce qu'elle nous veut la-celle ? Comme nous stationnions tout en la regardant, elle ne tarda pas à être à notre hauteur. Il m'a viré, nous annonçât-elle, essoufflée. Akhim portait sur la joue et sur le cou des marques de griffures qui ne pouvaient provenir que d'elle. Il lui fit remarquer que nous n'en avions rien à foutre.

Elle haussa légèrement les sourcils et fis un petit sourire navré, comme si elle s'était attendue à autre chose de notre part. Je voulus connaître son prénom. Louise, me dit-elle, tout en mettant la main sur sa poitrine afin de lui faire cesser des mouvements, qu'elle jugeait sans doute intempestifs si proche de nous.
Son apparition si soudaine et si inattendue me redonnait espoir ; je ne savais en quoi exactement. A quelques mètres, derrière nous, il y avait un petit bar. On y voyait, à l'intérieur, des centaines de fanions d'équipes de football accrochés aux murs et au comptoir. Nous avons décidé d'y prendre un café pour faire plus ample connaissance. Akhim a franchit le seuil en premier, moi j'ai laissé passer Louise avant d'entrer. Nous nous sommes installés au fond du café.


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Louise ne semblait pas très affectée par la perte de son travail. Une fois qu'elle eut retrouvée tout son souffle, elle parut même satisfaite. J'attendais une bonne occasion pour partir et c'est vous qui me l'avez donnée, nous confia-t-elle, je dois vous dire merci. Un vieux monsieur vint prendre notre commande. Nous ne comprenions pas pourquoi elle avait tellement tenu à nous le faire savoir ni pourquoi elle avait attendu que son patron se fasse agresser pour le quitter. Quand vous êtes parti, il a commencé à m'engueuler, alors j'en ai eu marre, je lui ai dit qu'il avait bien mérité de se faire casser la gueule et puis tout ce que j'avais sur le cœur est sorti comme ça, sans que je m'y attende, c'était vraiment génial, je me sens vachement mieux maintenant. Nous la trouvions effectivement mieux et plus sympathique. Elle était très différente de l'espèce de robot qui m'avait accueilli quelques minutes plus tôt, dans cette boîte de coursier où, pour rien au monde, je ne remettrai les pieds. Tout en parlant, elle accompagnait ses phrases de gestes ou de petites mimiques, qui exprimaient les émotions de son interlocuteur ou, quelquefois, les siennes. Akhim était fier de sa libération tout comme de la mienne d'ailleurs, car, pour lui, le travail n'a jamais été un moyen de s'enrichir, surtout s'il est pénible. Je la trouvais géniale, je me demandais si le lendemain elle ne regretterait pas son geste et ne nous en voudrait pas d'avoir fait d'elle une chômeuse. Comme si elle avait deviné mes pensées, elle me rassura. Ce n'était pas seulement cette bagarre qui l'avait décidée à s'en aller. Cyril avait beaucoup changé, c'était devenu un vrai connard. J'étais satisfait d'entendre dire, par la bouche de sa charmante secrétaire, que ce jeune patron était également un salaud. J'avais ainsi la certitude de ne pas m'être tromper sur cet individu, malgré tout le bien que Jésus avait pu m'en dire. Pour parler de lui, Louise ne mâchait pas ses mots. On pouvait effectivement croire que quelque chose s'était afin libéré en elle. Et puis, merde, dit-elle pour conclure, de toute manière j'en avais assez de faire la conne dans cette boîte. C'est vrai quoi, ça faisait presque deux ans que j'y étais, vous rendez-vous compte, deux ans c'est quoi ? Je calculais que c'était presque le temps qu'il m'avait fallu pour oublier Sandra.

Après vingt minutes d’une discussion complice et agréable, Akhim changea complètement d'attitude. Il se mit à la regarder d'un œil soupçonneux et, dès lors, fit tout pour refroidir l'ambiance chaleureuse qui s'était instaurée entre nous. Lorsque je parlais, je recevais de temps à autres des coups de pieds sous la table. Certains de ses coups étaient si violents que je ne parvenais qu'in extremis à ne pas crier. Quand Louise se leva et dit qu'elle devait faire un tour aux toilettes, j'eus enfin une explication de sa part.
Cette meuf est chelou quoi, dit-il, d'abord elle gueule parce que je cogne son patron et, juste après, elle nous court derrière pour faire style vous êtes mes potes… Il pensait que le jeune patron à qui il venait d'infliger une bonne correction, par ma faute, nous avait envoyé sa secrétaire afin de nous tendre un piège. Si ça se trouve ce keum est plus vicieux qu'on croit, dit-il, y va nous baiser comme deux bouffons à cause d'elle.
A force de vendre du shit et d'en fumer, il devenait parano. Croire que Louise jouait la comédie. Quelle extraordinaire comédienne alors, en vérité. Et pourquoi ferait-elle cela ? Quel intérêt pour elle ? Ce connard de jeune patron n'avait-il pas mieux à faire que d'envoyer sa secrétaire à nos trousses ? Dans quel monde croyait-il que nous vivions ? Je lui dis qu'il était révolu le temps des cow-boys ou celui de la mafia. Fini l'époque de la violence et des règlements de compte. Plutôt que de nous faire espionner, Cyril ira porter plainte à la police. Pas besoin de charger sa secrétaire d'un sale boulot. Et puis on voit bien que c'est pas le genre de fille à faire ça.
Comme je m'étais mis à dresser un portrait flatteur de Louise, de sa franchise, de sa loyauté, Akhim coupa court à tous mes arguments. Putain t'as l'air de la kiffer grave cette gonzesse. T'es mordu ou quoi ? Louise est revenue juste à ce moment là.
Akhim ne lui adressa plus le moindre mot. Il m'était alors difficile de faire croire que rien n'avait changé. Mais que dire ? Il y a des choses auxquelles on pense mais qu'on ne fait pas. Je ne pouvais pas regarder Louise dans les yeux et lui dire que Akhim se méfiait d'elle alors que j'étais amoureux d'elle, que tout cela n'était pas contradictoire mais que nous aimerions connaître la vérité. Pourquoi nous avait-elle rejoint ? Pourquoi avait-elle plaquer son boulot ?


Mangeur de cigogne