A mesure
que nous nous éloignions de l'entreprise de Cyril, je me
sentais de plus en plus dégoûté et profondément
désespéré. J'étais au chômage
depuis quatre mois et je n'avais aucune idée d'un travail
que j'aurai pu trouver. Les chefs ou les petits patrons comme Cyril
étaient à exclure de mon monde et je regrettais de
ne pas avoir eu assez de cran pour le corriger comme l'avait fait
Akhim. En fait, moi seul aurait dû régler son compte
à ce jeune prétentieux. Mais je suis trop intégré
à un système qui exclu ce genre de réaction.
J'accepte et je respecte tous ces petits pouvoirs à la con.
Je me laisse humilié par ceux qui peuvent me donner du travail.
Ils ont le bon rôle parce qu'étant chômeur on
n'a pas le choix. On se présente à eux avec l'espoir
de sortir d'une situation qui nous pèse et menace de faire
de nous des exclus. C'est la grande peur de notre époque
et ils en font l'instrument de leur domination. Je doutais, dans
ces conditions, que l'égalité des hommes soit une
réalité du monde du travail, et je ne pouvais accepter
mon manque de réaction lorsque Cyril avait tenté de
me rabaisser. Akhim, lui, avec son tempérament de voyou,
ne s'était posé aucune question. Pour lui, tout se
règle d'homme à homme et par la force des poings.
Il s'était jeté sur Cyril sans aucun égard
pour sa position et lui avait infligé la correction qu'il
méritait. Il avait fait ça pour moi. Je lui en étais
reconnaissant mais j'étais également en proie à
un grand sentiment de colère. Une colère que je sentais
bouillonner en moi contre le monde entier. Il m'aurait fallu tout
casser et mettre le feu à la terre entière pour m'en
débarrasser.
Je restais silencieux. Même
pour Akhim, ma reconnaissance se serait transformée en expression
de ma colère si j'avais ouvert la bouche. Tout en marchant,
je serrais les poings dans mes poches tandis qu'il vérifiait
le bon état de ses membres. Sa main droite lui causait quelques
soucis apparemment. Il dit, Putain, j'me suis niqué le poignet
sur ce salaud. Moi, il me semblait que ma vie entière avait
été niquée au contact de ce salaud. Que faire
maintenant ? Devenir, comme Akhim, un petit trafiquant ? Rendre
service à tous ces fumeurs de shit et gagner par la même
occasion ma vie ? Non, je savais que je n'étais pas fait
pour ça. Ce métier ne s'improvise pas. Il faut avoir
le sens des affaires et celui des magouilles pour le faire. Moi,
je suis trop fainéant. Je vois Akhim travailler, je le vois
préparer ses rendez-vous avec ses fournisseurs. Je le vois
chercher des planques pour sa came, je le vois aussi couper puis
peser le shit pour en faire des petites barrettes ou des grosses
tablettes. Je le vois préparer les commandes des habitués
puis leur fixer rendez-vous. Untel sera toujours bien servi, et
du shit de qualité en plus, parce que c'est un vrai connaisseur.
Celui-là tu peux lui faire fumer n'importe quoi. Akhim prend
soin de la clientèle qu'il veut fidéliser. Il se verrait
bien à la tête d'une petite entreprise finalement mais,
pour le moment, c'est interdit tous ça. Alors, je pense qu'il
a plus de chance de finir en taule.
Je vaux moins que lui. Pourtant, j'ai été tenté
de lui faire la morale. Comme si je ne savais pas que l'argent mène
ce monde et que le sens morale n'est absolument pas compatible avec
celui des affaires. Faire en même temps l'éloge de
tout ce que l'argent peut nous procurer et donner aux jeunes le
goût du travail payé une misère... Il n'y que
les hommes politiques de droite pour vendre cette idée et
leurs électeurs pour y croire.
Comment donner tort à Akhim, qui se fout de la politique,
de gagner du fric par le meilleur moyen à sa disposition
?
Rien, finalement, ne nous garantie une place dans la société,
surtout pas le fait d'être honnête.
J'avais décidé de chercher du travail et pour tout
résultat j'étais arrivé à croire davantage
au choix d'Akhim qu'à ma possible intégration dans
la société. Je marchais en regardant mes pieds, sans
me soucier du moindre passant. Je n'avais absolument aucune raison
de lever la tête pour essayer de voir, devant moi, ce que
l'avenir me réservait.
Nous étions dans la rue Biot, aux abords de la place Clichy,
lorsqu'un cri se fit entendre derrière nous. Nous nous retournâmes
et nous vîmes la secrétaire de Cyril. Elle voulait
nous rattraper. J'ai pensé, non sans ironie, qu'avons-nous
oublié ? De laisser nos CV, peut-être ? Akhim s'est
également étonné, Qu'est-ce qu'elle nous veut
la-celle ? Comme nous stationnions tout en la regardant, elle ne
tarda pas à être à notre hauteur. Il m'a viré,
nous annonçât-elle, essoufflée. Akhim portait
sur la joue et sur le cou des marques de griffures qui ne pouvaient
provenir que d'elle. Il lui fit remarquer que nous n'en avions rien
à foutre.
Elle haussa légèrement les sourcils et fis un petit
sourire navré, comme si elle s'était attendue à
autre chose de notre part. Je voulus connaître son prénom.
Louise, me dit-elle, tout en mettant la main sur sa poitrine afin
de lui faire cesser des mouvements, qu'elle jugeait sans doute intempestifs
si proche de nous.
Son apparition si soudaine et si inattendue me redonnait espoir
; je ne savais en quoi exactement. A quelques mètres, derrière
nous, il y avait un petit bar. On y voyait, à l'intérieur,
des centaines de fanions d'équipes de football accrochés
aux murs et au comptoir. Nous avons décidé d'y prendre
un café pour faire plus ample connaissance. Akhim a franchit
le seuil en premier, moi j'ai laissé passer Louise avant
d'entrer. Nous nous sommes installés au fond du café.

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Louise ne semblait pas très affectée
par la perte de son travail. Une fois qu'elle eut retrouvée
tout son souffle, elle parut même satisfaite. J'attendais
une bonne occasion pour partir et c'est vous qui me l'avez donnée,
nous confia-t-elle, je dois vous dire merci. Un vieux monsieur vint
prendre notre commande. Nous ne comprenions pas pourquoi elle avait
tellement tenu à nous le faire savoir ni pourquoi elle avait
attendu que son patron se fasse agresser pour le quitter. Quand
vous êtes parti, il a commencé à m'engueuler,
alors j'en ai eu marre, je lui ai dit qu'il avait bien mérité
de se faire casser la gueule et puis tout ce que j'avais sur le
cœur est sorti comme ça, sans que je m'y attende, c'était
vraiment génial, je me sens vachement mieux maintenant. Nous
la trouvions effectivement mieux et plus sympathique. Elle était
très différente de l'espèce de robot qui m'avait
accueilli quelques minutes plus tôt, dans cette boîte
de coursier où, pour rien au monde, je ne remettrai les pieds.
Tout en parlant, elle accompagnait ses phrases de gestes ou de petites
mimiques, qui exprimaient les émotions de son interlocuteur
ou, quelquefois, les siennes. Akhim était fier de sa libération
tout comme de la mienne d'ailleurs, car, pour lui, le travail n'a
jamais été un moyen de s'enrichir, surtout s'il est
pénible. Je la trouvais géniale, je me demandais si
le lendemain elle ne regretterait pas son geste et ne nous en voudrait
pas d'avoir fait d'elle une chômeuse. Comme si elle avait
deviné mes pensées, elle me rassura. Ce n'était
pas seulement cette bagarre qui l'avait décidée à
s'en aller. Cyril avait beaucoup changé, c'était devenu
un vrai connard. J'étais satisfait d'entendre dire, par la
bouche de sa charmante secrétaire, que ce jeune patron était
également un salaud. J'avais ainsi la certitude de ne pas
m'être tromper sur cet individu, malgré tout le bien
que Jésus avait pu m'en dire. Pour parler de lui, Louise
ne mâchait pas ses mots. On pouvait effectivement croire que
quelque chose s'était afin libéré en elle.
Et puis, merde, dit-elle pour conclure, de toute manière
j'en avais assez de faire la conne dans cette boîte. C'est
vrai quoi, ça faisait presque deux ans que j'y étais,
vous rendez-vous compte, deux ans c'est quoi ? Je calculais que
c'était presque le temps qu'il m'avait fallu pour oublier
Sandra.
Après vingt minutes d’une discussion complice et agréable,
Akhim changea complètement d'attitude. Il se mit à
la regarder d'un œil soupçonneux et, dès lors,
fit tout pour refroidir l'ambiance chaleureuse qui s'était
instaurée entre nous. Lorsque je parlais, je recevais de
temps à autres des coups de pieds sous la table. Certains
de ses coups étaient si violents que je ne parvenais qu'in
extremis à ne pas crier. Quand Louise se leva et dit qu'elle
devait faire un tour aux toilettes, j'eus enfin une explication
de sa part.
Cette meuf est chelou quoi, dit-il, d'abord elle gueule parce que
je cogne son patron et, juste après, elle nous court derrière
pour faire style vous êtes mes potes… Il pensait que
le jeune patron à qui il venait d'infliger une bonne correction,
par ma faute, nous avait envoyé sa secrétaire afin
de nous tendre un piège. Si ça se trouve ce keum est
plus vicieux qu'on croit, dit-il, y va nous baiser comme deux bouffons
à cause d'elle.
A force de vendre du shit et d'en fumer, il devenait parano. Croire
que Louise jouait la comédie. Quelle extraordinaire comédienne
alors, en vérité. Et pourquoi ferait-elle cela ? Quel
intérêt pour elle ? Ce connard de jeune patron n'avait-il
pas mieux à faire que d'envoyer sa secrétaire à
nos trousses ? Dans quel monde croyait-il que nous vivions ? Je
lui dis qu'il était révolu le temps des cow-boys ou
celui de la mafia. Fini l'époque de la violence et des règlements
de compte. Plutôt que de nous faire espionner, Cyril ira porter
plainte à la police. Pas besoin de charger sa secrétaire
d'un sale boulot. Et puis on voit bien que c'est pas le genre de
fille à faire ça.
Comme je m'étais mis à dresser un portrait flatteur
de Louise, de sa franchise, de sa loyauté, Akhim coupa court
à tous mes arguments. Putain t'as l'air de la kiffer grave
cette gonzesse. T'es mordu ou quoi ? Louise est revenue juste à
ce moment là.
Akhim ne lui adressa plus le moindre mot. Il m'était alors
difficile de faire croire que rien n'avait changé. Mais que
dire ? Il y a des choses auxquelles on pense mais qu'on ne fait
pas. Je ne pouvais pas regarder Louise dans les yeux et lui dire
que Akhim se méfiait d'elle alors que j'étais amoureux
d'elle, que tout cela n'était pas contradictoire mais que
nous aimerions connaître la vérité. Pourquoi
nous avait-elle rejoint ? Pourquoi avait-elle plaquer son boulot
? |