Akhim me rendait souvent
visite. Lorsque j'étais au fond de mon trou, je le laissais
sonner sans répondre, lui faisant croire que je n'étais
pas là. Il repartait sans insister, reportant sa visite à
un jour meilleur.
Nous nous étions rencontrés peu après le départ
de Sandra, un soir où, pour tenter d'échapper aux
souvenirs que je gardais d'elle, j'étais sorti pour marcher
dans Belleville.
Des enseignes éclairaient en chinois les rues désertes
tout en se reflétant sur les trottoirs humides. Avait-il
plu ? Avait-on essayé de laver Belleville ? Peine perdue,
m'étais-je dis. Le quartier est trop petit pour le monde
qui y grouille durant la journée. Des gens venus de pays
où jamais rien n'est mis au rebut. La notion de déchet,
corollaire de celle de gaspillage, n'existe pas pour eux. Ici, on
ne jette jamais, on se débarrasse comme on donne l'aumône,
en pensant que d'autres seront heureux de ramasser. De trouver,
devrais-je écrire. Salir devient comme une sorte de partage
et Belleville, je l'espérais, fleurira toujours de ces déchets
que les bourgeois trouvent suspects.
Malgré l'intérêt de cette réflexion,
les mots tel que jeter ou se débarrasser me ramenaient à
Sandra. Il en était ainsi pour la moindre de mes pensées
qui, d'apparence, n'aurait eu aucun rapport avec elle.
Je venais de rentrer de l'hôtel et je m’étais
couché à côté d'elle tout en tentant
de l’enlacer. Elle ne voulait pas. Je m’étais
ravisé et lui avais tourné le dos pour marquer ma
mauvaise humeur. D’abord, j’ai pensé ignorer
mon désir et m’endormir comme d'habitude. Mais le simple
geste que j'avais fait pour l'enlacer et son refus, tel le goût
du sang pour le prédateur, m'avait donné envie de
la posséder. Doucement, par derrière, j'ai glissé
ma main entre ses cuisses. Trouvant que son sexe n’était
pas humide mais sec, refusant de s'ouvrir à mon passage,
je décidais de le mouiller en y fourrant ma langue. D'habitude,
elle aimait que j'honore ainsi cette petite partie de son intimité.
Ce matin-là, elle se mit brusquement sur son séant,
et me dit, Non. Je fis la tête ahurie de celui que l’on
vient de surprendre et qui ne comprend rien. Pourquoi ? Elle n'avait
pas envie.
Nous étions à nouveau dos à dos. Je lui ai
laissé quelques minutes de répit, puis, me retournant,
je plaquai mon sexe contre ses fesses. Très bien, me dit-elle
excédée, puisque t’as décidé de
m’emmerder, vas-y prends-moi !
Je l’ai prise. J’ai étreins son corps nu, quasi
inerte et, comme elle s'était couchée sur le ventre,
je me suis mis sur elle et je l’ai pénétrée
par derrière. Très vite, j’avais fini mon affaire.
Je regrettais. Ce que j’avais eu n’était rien.
Un grand Rien, vide de tous sens. Un Rien imparable et frustrant,
triste aboutissement de ma concupiscence. Sandra avait disparue
dans la salle de bain avant de revenir dans la chambre. Elle pleurait.
J’ai voulu m’excuser mais elle a tourné vers
moi un regard chargé de reproche. Voyant ses yeux, je me
suis énervé. J’en avais assez d’elle.
Je lui ai dit. Pauvre victime ! Jamais satisfaite ! Toujours à
te plaindre et pleurnicher !
Cette histoire, très vite oublié à l'époque,
me revenait en mémoire tandis que je marchais.
Pris de nouveaux remords, je souffrais un peu plus. Je me laissais
porter par mes pas et m'engageais dans des ruelles au gré
du hasard ou parce que je les trouvais suffisamment sombres et désertes
pour me ramener à mon triste souvenir.
Après quelques minutes, je tombai sur un groupe de jeunes
qui, visiblement, avaient fait le tour de tous les sujets de conversation
et cherchaient une autre occupation. J'étais passé
devant eux sans provoquer la moindre réaction mais, au moment
où j'avais cru pouvoir enfin respirer, l'un d'eux m'avait
interpellé. Je m'étais retourné.
Me voyant, face à lui, il plissa horriblement les yeux et
fit une moue terrible avec sa bouche, ce qui signifiait, je l'appris
plus tard, qu'il cherchait un moyen de me provoquer, de manière
à voir si, vraiment, j'avais des couilles. Il n'eut pas l'occasion
de satisfaire sa curiosité imbécile car l'un de ses
acolytes eut une sorte de révélation et s'exclama,
Hé mais j'te connais wouat ! On s'est déjà
vu kekpart, pas vrai ? Je souriais bêtement, tout en m'efforçant
de prendre un air détendu. Il devait certainement faire erreur.
Son visage ne me disait rien. Il paraissait pourtant convaincu de
me connaître. Et ta meuf, me demanda-t-il, kesk'elle devient
? Ça fait un bail j'la vois plus, quoi. Voyant que j'étais
connu d'un des leurs, les autres membres de la bande ne s'intéressaient
plus à moi ; l'imbécile ne cherchait plus à
me provoquer et la tension était retombée. J'abandonnai
le sourire idiot sur mon visage. Il connaissait Sandra. En tout
cas, il savait qu'elle et moi étions ensemble. J'étais
surpris et intrigué. Je lui dis qu'il n'y avait plus de Sandra,
que désormais j'étais seul. Elle s'est barrée
quoi, elle t'a largué ? L'un des gars de la bande s'éveilla
tout à coup, Ouais les keums, c'est keske j'vous disais t'à
l'heure, c'est toutes des putes les meufs ! Hein, franchement ?
J'avais pas raison t'à l'heure quand j'disais k'c'est des
lopesa ? Ta gueule, t'es puceau, lui répondirent ses collègues.
Et alors ? fit-il en crachant par terre. Essayant d'adopter une
attitude très cool, en dépit de ma tristesse, je les
remerciais pour tant de sollicitude et leur fis comprendre que je
devais les quitter. Le jeune qui disait me connaître me prit
alors par le bras, laissant les autres entamer un nouveau débat,
il me dit, Ziva ! Part pas comme ça mon pote. J't'accompagne
un bout. J'sais où t'habites, figure toi. Je crus voir un
malicieux sourire sur ses lèvres. C'était Akhim.
Nous marchâmes quelques minutes en silence. Lorsque nous arrivâmes
dans la rue de l'Orillon, à quelques mètres de chez
moi, il s'arrêta et me donna une barrette de shit, Cadeau
de la maison, fit-il, puis il disparut sans me laisser le temps
de le remercier.
De retour chez moi, j'avais roulé un joint puis un deuxième.
Je les avais fumés l'un à la suite de l'autre.
Couché sur mon lit, je regardais le plafond.
J'avais atteint un état de conscience étrange dans
lequel la douleur que me faisait éprouver Sandra ne m'appartenait
plus. Elle était en dehors de moi. Je pouvais en prendre
pleinement conscience avec un recul extraordinaire et la lire presque
comme dans un livre. Je découvrais au plus profond de mon
être, pour chacun de mes actes, pour tous mes tourments, des
mobiles pertinents. Je me disais que j'étais bien bête
et que, en définitive, je n'avais jamais été
amoureux d'elle ; c'était autre chose que je voyais et que
j'aimais en elle. Elle était une sorte de confort et de suffisance
dans ma vie. J'allais jusqu'à découvrir qu'elle n'avait
été pour moi qu'un moyen de me séparer de ma
mère et de me venger d'elle.
J'avais trouvé un cahier et je m'étais mis à
écrire. Je sentais en moi un flot de pensées, extrêmement
lumineuses, qui ne demandait qu'à se répandre sur
une feuille de papier et, à l'instar d'une matière
compact, qui attend des mains du sculpteur qu'elles la broient et
la modèlent, à être travailler par l'esprit.
J'étais pris d'une sorte de frénésie et, tout
en écrivant, je faisais une course folle derrière
des mots qui menaçaient de sombrer à jamais dans l'oubli
car ma main ne pouvait aller aussi vite que mes réflexions.
A peine en avais-je couché quelques-unes sur le papier que
d'autres apparaissaient, me poussant à aller encore plus
vite, encore plus loin. Ne voulant rien perdre de ces idées,
je n'en notais que les prémices.
La drogue me permettait de me sentir si léger que je flottais
au-dessus d'affections qui, en tant normal, m'écrasaient
de tout leur poids. Après quelques heures d'écritures,
je m'étais endormi dans une quiétude presque oubliée.
Le lendemain, je m'étais mis à la recherche de Akhim.
Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les
bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard,
dans un bar de Belleville, avec un grand sourire.
Il voulut savoir si j'avais apprécié son petit cadeau.
Evidemment, et il ne m'en restait plus. Ce n'était pas ce
qu'il avait de mieux à me proposer, dit-il et, si je voulais
vraiment fumer quelque chose de valable, il fallait que je vienne
le voir lui personnellement. Cette offre marquait le début
de notre amitié. Par la suite, il me fournit régulièrement
un shit de qualité, grâce auquel j'arrivais à
mieux supporter l'absence de Sandra, qu'il avait réellement
connu, tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier
d'ailleurs, à qui il fournissait du shit. Mais Sandra, son
truc à elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy,
m'avait-il précisé. Je faisais semblant d'être
au courant. En tout cas, je n'étais pas surpris de l'apprendre
étant donné la fréquence et la nature de ses
sorties avant notre rupture. Akhim lui avait vendu ce qu'il fallait
pour s'éclater jusqu'au matin et même pendant deux
jours si elle l'avait voulu. C'était une bonne cliente et,
grâce à elle, il s'était trouvé des nouveaux
marchés.
Akhim me surprenait. Je me mis à l'apprécier davantage
pour ce qu'il était que pour le personnage qu'il avait appris
à être devant ses camarades. Sous l'apparence d'un
petit dealer de quartier, se cachait, en effet, un garçon
sensible et intelligent, en possession d'un véritable don
pour les affaires. Ainsi, il aurait pu vendre n'importe quoi s'il
n'avait choisi de vendre ce qui lui rapportait le plus d'argent.
Il se foutait que son commerce soit illégal, considérant
qu'il n'y avait aucun autre moyen, pour lui, de devenir riche. Mais
bien qu'il nourrisse une véritable passion pour l'argent,
il est arrivé qu'il refuse celui que je lui donnais pour
quelques grammes de shit. Plus tard, il est arrivé également
qu'il m'explique que, dans son business, il avait des clients et
des amis et que moi je faisais parti de la deuxième catégorie.
Il est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer
du shit, boire un coup mais il ne buvait pas, et puis discuter.
Il s'intéressait à tout.

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Il venait donc lorsque j'étais en mesure de le recevoir.
Pas trop déprimé ni au fond de mon trou, comme je
le disais tout à l'heure. Il venait seul, délaissant
ses fréquentations habituelles. C'est tous des galériens,
y'a rien à faire avec eux, m'expliquait-il. Et il se plantait
devant ma bibliothèque, me laissant le soin de finir le joint
qu'il avait roulé. T'as lu tous ces bouquins ? Pour la plupart,
je les avais lus la nuit, lorsque je travaillais à l'hôtel.
C'est vraiment un truc de ouf ça, franchement, tu préfères
pas faire aut'chose ? Non, rien ne m'intéressait autant que
les livres si ce n'était Sandra. Ouais mais bon, c'est quoi
tout ça ? C'est pas la vie ! Je n'étais pas d'accord.
Je lui expliquais que, d'après moi, la lecture est une grande
écoute d'une personne qui nous parle, à travers des
siècles parfois, de choses qui nous touchent, nous éveillent
et nous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel nous
vivons ou nous-même tout simplement. Le livre qui correspondait
magnifiquement aux douleurs que j'éprouvais, dont le départ
de Sandra était la cause, je le lui présentais, il
s'agissait de Du côté de chez Swann. Proust est un
véritable génie, lui dis-je. En ouvrant le livre,
Akhim n'en douta pas. Il le trouvait très impressionnant
en raison, j'imagine, de la petite taille et de la densité
des caractères imprimés sur toutes les pages. Je tentais
de l'inciter à la lecture, car les livres, contrairement
à l'opinion qu'il s'en faisait, ne sont pas réservés
à une élite. Je lui proposais des livres très
abordables et qui, selon moi, lui auraient plu, mais il refusait
toujours. Pourtant, je voyais parfois ses yeux noirs briller de
tout leur éclat. Il était heureux de toucher un livre,
de l'ouvrir, d'en tourner les pages et même d'en sentir le
parfum mais, après l'avoir gardé en main pendant quelques
minutes, il me le rendait en me disant, Non, non, garde le, j'vais
pas te le prendre. Puis, par curiosité, il demandait, ça
parle de quoi exactement ? Je tentais alors de recréer avec
des mots qui m'appartenaient la magie du livre en question. Lorsque
je lui avais tout raconté, il disait, Ouais ! C'est pas mal
quoi... c'est intéressant... puis il hésitait encore
un court instant avant de répéter en secouant la tête,
Mais j'peux pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour un
mec comme moi quoi.
Il ne me vint jamais à l'esprit qu'il ne savait qu'à
peine lire. C'est pourquoi, j'étais surpris que même
les classiques, que nous étudions tous, un jour ou l'autre,
au collège ou au lycée, il ne les connût pas.
Le rouge et le noir, tel que je le lui avais raconté, lui
plaisait beaucoup et nous avions beaucoup discuté de l'ambition
et des amours de Julien Sorel. Madame Bovary (c'est une histoire
de meuf, avait-il si bien résumé) l'intéressait
beaucoup mais je n'avais moi-même que très peu apprécié
ce livre et je lui en avais parlé sans grand enthousiasme.
Voyant, d'après mes dires, où Flaubert voulait en
venir, il avait intelligemment conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment
des meufs qui s'emmerdent.
J'avais beau insister mais, quoi que je fasse, Akhim n'acceptait
jamais le livre que je lui proposais d'emmener chez lui et de lire.
Très souvent, il mettait un terme à notre discussion
en proposant de rouler un joint. On s'fume un p'tit stick quoi,
après on voit, disait-il d'un ton sentencieux. Et nous fumions.
Nous nous mettions alors à parler de choses extraordinairement
futiles telle que la forme ou la couleur de ses nouvelles Nike et
à rire de n'importe quoi.
:: Commentaire [ Le 22.12.2002]
Après le narrateur, l'autre personnage important est
Akhim, un ami qu'il rencontre dans les circonstances évoquées
ci-contre. Etant donnée l'importance de ce personnage
et de ce chapitre, il me demande également beaucoup de
travail. Et je pense devoir encore le retravailler pour atteindre
mon but mais celui-ci est proche, il me semble. >>>
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