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Roman > Chap 3 : Jésus

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Les mois passèrent. Je fis de nombreuses tentatives pour revoir Sandra. Toutes se soldaient par des désastres émotionnels qui me mettaient dans un état toujours plus lamentable. Durant cette période, je m'aperçu que l'être humain possède une aptitude à la souffrance et à la douleur tout à fait remarquable mais également un fantastique instinct de survie, qui, sans doute, équilibre le tout et empêche que nous nous tirions tous une balle dans la tête un jour de déprime. Après avoir suffisamment pleurer, je devais me refaire moi-même et accepter l'idée d'être seul. Pour m'occuper l'esprit pendant une partie de la journée et, de la sorte, m'engager dans un processus de guérison, je m'étais décidé à retravailler.
J'achetai le Figaro. J'écrivis des lettres expliquant à des recruteurs à quel point j'étais motivé pour faire les emplois précaires qu'ils proposaient ou que mon envie de faire carrière dans leur entreprise était si forte que je pouvais difficilement résister au besoin de répondre à leur annonce. J'y joignais un C.V où je disais mes études, mes expériences professionnelles, et puis mes centres d'intérêts. Seule cette petite rubrique, tout en bas de la feuille, indiquait ce que j'aurais pu réellement vouloir faire de ma vie. Grâce à toutes ces démarches qui, en effet, prouvaient une réelle motivation de ma part, je réussis à trouver un travail dans un restaurant. On y servait des grandes tartines de pain grillé sur quelques feuilles de salade, le tout dans une grande assiette et un décors assez branché.
Ce restaurant faisait et fait toujours parti d'une chaîne. La politique de cette chaîne, en matière de ressources humaines, consistait à faire travailler, en salle, des jeunes filles capables de fourrer leurs culs dans un jean taille 38 (plus tard, pour faire face à des difficultés de recrutement, au lieu d'augmenter le salaire des serveuses, ils augmentèrent la taille des jeans, si bien qu'il m'est arrivé de voir une grosse serveuse dans un de ces établissements si stricts de mon temps) et, en cuisine, des jeunes sans qualification. Je trouvais donc une place en cuisine, en compagnie de personnes venues d'horizons très divers ; j'avais comme collègues deux musiciens, trois comédiens, un réalisateur, un étudiant et deux sri lankais, l'un était docteur en médecine et l'autre n'avait aucun diplôme mais une très grande famille à nourrir dans son pays. Notre travail consistait à tartiner les tranches de pain, préalablement passées au toaster, puis à les couper et les disposer dans la grande assiette garnie par un autre collègue qui était à "la mise en place".
C'était un travail à la chaîne dans une cuisine de restaurant (un concept sans doute inventé par un génie à son retour des Etats-Unis) La personne à la mise en place imposait automatiquement son rythme à la chaîne. En général, c'était Prasana. Il était excessivement fier et cherchait par tous les moyens à affirmer sa supériorité sur nous, sans doute parce qu'il était médecin et se retrouvait à faire ce job véritablement dégradant pour quelqu'un qui, toute sa vie durant, avait appris que la nature d'un diplôme autorise à regarder les autres hommes de haut. Le midi, le service était particulièrement intensif car nous devions servir un maximum de clients en deux ou trois heures. Le phantasme du manager était de nous faire battre chaque jour des nouveaux records. Il encourageait Prasana, qui était comme une sorte de chouchou, tant il était facile de lui faire faire n'importe quoi en lui disant qu'il était le meilleur, et ce dernier nous gueulait dessus. Vite les gars, ça la merde là, Y'a trop d'conneries là ! Faut faire vite, vite, vite ! Faut met' li pain dans le toaster ! Nous lui répondions parfois. Ta gueule ! Mais il fallait toujours servir davantage de clients. C'était un travail à forte pénibilité, comme j'appris plus tard que cela se disait, et les managers étaient tous des véritables fainéants, des fumiers et, surtout, des gros imbéciles. A la fin du mois, ils avaient cependant autorité pour donner ou refuser une prime à des employés payés le salaire minimum, dont on attendait cependant le maximum.
Bien que payées davantage que nous, les serveuses ne nous dédaignaient pas trop. Nous le draguions lorsqu'elles venaient chercher les assiettes sur le passe-plat. La plupart étaient étudiantes chanteuses ou comédiennes. Certaines étaient les trois en plus de serveuse. Une seule n'était que serveuse. Je la trouvais gentille. Elle me paraissait également avoir plus de maturité que les autres. Peut-être était-elle plus âgée. En tout cas, ce travail constitué son intégration dans la vie active ; elle ne le faisait pas en attendant autre chose.
Elle me proposa un jour de prendre un thé chez elle et, n'étant pas complètement débarrassé de mon amour pour Sandra, j'avais cru bon d'accepter. Je pensais sérieusement qu'une aventure avec une autre fille me permettrait de me libérer. En réalité, nous étions aussi tristes l'un que l'autre. Nous nous étions reconnus, très certainement, car j'imagine qu'elle connaissait également un chagrin d'amour, et nous avions voulu nous perdre ensemble. Mais ça ne marche pas comme ça. Nous nous en rendîmes compte assez vite, si bien que nous bûmes le thé en discutant, presque de la pluie et du beau temps, gênés d'avoir couché ensemble sans aucun amour ni réelle envie. J'eus vraiment le cafard en sortant de chez elle, convaincu de mon incapacité à aimer quelqu'un d'autre que Sandra.

La prime est un moyen de motiver les employés, m'expliqua bien Francis, ce n'est en aucun cas un dû. Du coup, il avait omis d'ajouter cette fameuse prime à mon salaire. Il semblait sûr de lui. Nous étions à la fin de mon troisième mois dans cet établissement. Je faillis lui faire bouffer ma fiche de paie. Lorsque je revins chercher mon solde de tout compte, il n'osa plus rien me dire. Mes anciens collègues m'affirmèrent qu'il avait eu peur parce qu'il avait senti en moi quelque chose d'agressif. Il est évident que je ne faisais pas l'affaire pour ce genre de job destiné à occuper les jeunes moutons. Après coup, je m'étais rendu compte que cette histoire de prime ne devait être qu'une sorte d'épreuve permettant de tester ma maniabilité ou mes capacités de soumission, on ne peut jamais connaître les coups tordus dont sont capables les managers pour atteindre leurs objectifs.

Je restai encore plusieurs mois sans travailler, le temps de me remettre de cette expérience malheureuse. Puis, à nouveau, je me retrouvais à faire les démarches nécessaires pour trouver un emploi. Je n'eus que des réponses négatives et cela dura encore des mois. Je pus commencer à réellement m'inquiéter et regretter finalement le boulot de merde que j'avais laissé tombé. J'étais pris d'une véritable angoisse à l'idée de n'avoir aucun revenu et d'être obligé de demander de l'aide à ma mère.

Nos rapports s'étaient gravement détériorés. Nous avions eu des multiples disputes. La dernière était survenue en présence de ma sœur et son mari, un dimanche où nous étions censés faire un déjeuner tranquille en famille.


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Le faisait-elle exprès ? Pourquoi n'arrivait-elle à comprendre que je soufre de la perte de Sandra ?
D'après elle, c'était une faiblesse de ma part. Elle, elle avait été abandonnée avec deux enfants. Elle n'avait pas baissé les bras pour autant. Elle avait su rebondir. Un mot que je déteste. Nous devrions nous méfier des gens qui savent rebondir, ils ont la peau dure et nous bouffent pour aller plus haut. Le plus dur pour elle, comme elle me l'avait clairement exprimé, était de voir à quel point je n'avais pas d'ambition. Et alors ? Lui avais-je répondu, tu penses qu'il faut être ambitieux pour être heureux ? Elle n'avait su que répondre. Elle était assise à l'autre bout de table, juste en face de moi. Elle cachait son visage dans ses mains. J'ai fait ce que j'ai pu, disait-elle en sanglotant, j'ai voulu réussir ma vie pour que vous soyez heureux. Le mari de Sonia c'était rapproché d'elle pour la consoler. Lui, il la comprenait. Sonia me regardait comme si j'étais un monstre. Ma mère, dans les bras de Simon, disait que j'allais la tuer, qu'une femme comme elle ne méritait certainement pas tout ce que je lui faisais subir. Mais non, dit-il, c'est un gentil fils. A ce moment là, j'ai commencé à le haïr, quel hypocrite, me suis-je dit, quel enfoiré ! De quoi se mêle-t-il ? Je décidai de partir avant la fin du déjeuner.

Depuis, je me sentais vraiment seul, complètement à l'écart de ma famille. Tout allait mal et je ne trouvais pas de boulot. Je commençais à me décourager lorsque je tombai un jour sur Jésus, en descendant du RER à la station Auber. Il affichait un sourire digne d'une campagne publicitaire pour n'importe quel produit susceptible de nous apporter le bonheur à défaut de dents vraiment saines. Lorsqu'il me reconnut, il me fit une accolade fort sympathique, en plein milieu d'une foule de gens pressés qui, bizarrement, bien que nous fussions sur leur passage, ne nous bousculèrent pas.
Mes dernières années de lycée, je les avais passées avec quelques copains dans un bar voisin de l'établissement qui nous accueillait. Jésus y travaillait tous les jours même les week-ends.
Nous étions de si mauvais clients que, à moins de nous trouver fort sympathiques, un serveur n'aurait pu nous supporter pendant toute une année scolaire. Nous commandions un café, car c'était la boisson la moins cher, et nous mettions plusieurs heures à le boire ainsi que le verre d'eau gratuit qui l'accompagnait.
Malgré cela, Jésus était toujours heureux de voir notre petite bande de jeune débarquer et nous nous sentions souvent mieux avec lui qu'en classe avec un professeur.
Le patron du bar, en revanche n'avait aucun amour particulier pour la jeunesse estudiantine. Il se tenait toujours derrière sa caisse, comme s'il avait peur qu'on la lui vole et éprouvait manifestement de grosse difficulté à communiquer. Il n'ouvrait jamais la bouche, sauf s'il était question d'argent. Jésus nous disait, C'est un vrai radin, ou bien, S'il rit, c'est qu'il a mal quelque part.
Un jour, venant prendre notre café pour cinq et nos verres d'eau, nous ne trouvâmes pas notre serveur favori. Le patron avait viré Jésus car la clientèle qu'il attirait (des étudiants fauchés) ne correspondait plus au standing de son établissement. Quelqu'un avait dû lui souffler qu'il gagnerait plus d'argent avec les ouvriers d'un chantier qui venait de commencer non loin de là. Nous étions jeunes et prompts à nous éveiller contre l'injustice. Tout ce que nous avons trouvé à faire fut de boycotter son bar. Cette idée nous avait été inspirée par le film de Spike Lee, Do the right thing et nous pensions que, privé de notre clientèle, le patron ne tarderait pas à mettre la clé sous la porte. Seulement, après quelques jours, les ouvriers nous avaient remplacés et, Ô miracle, on vit l'austère tenancier sourire derrière sa caisse et, plus fort que tout, donner son opinion sur des chevaux de course.
Depuis cette fameuse affaire, qui se trouvait être ma plus sérieuse et plus mauvaise tentative de lutte contre l'injustice, je ne pensais plus à Jésus. Il faisait parti d'une époque révolue de ma vie, dont tous les principaux acteurs avaient disparus. Je ne m'attendais absolument pas à le revoir, ni ce jour-là ni aucun autre, et, s'il ne m'avait pas reconnu à Auber, je serais passé devant lui sans m'en rendre compte. Pourtant, il n'avait que peu changé. Toujours la même moustache, toujours le même sourire, qui semblait celui d'un enfant avec des vilaines dents, toujours ses yeux très clairs et ses beaux cheveux noirs, qu'il continuait, apparemment, à bien soigner.
Il me donnait des grandes tapes sur l'épaule, ce dont j'ai horreur, en répétant, Alors là, si je m'attendais, ça pour une surprise : C'est incroyable ! Ensuite, lorsqu'il fut remis de ses émotions, il me proposa de boire un verre et, sans me donner le temps de répondre, il me mena à l'un de ses comptoirs que l'on trouve dans toutes les grandes gares parisiennes, où les vrais alcooliques descendent des demis, dès 7h00 du matin, en attendant leur train. Jésus en était le gérant. Il m'expliqua qu'il avait également la gérance d'autres établissements de ce type à Gare de Lyon et à Montparnasse. Il me présenta sa carte de visite. Les affaires marchaient plutôt bien pour lui et je l'en félicitais à maintes reprises au cours de son monologue-conversation. Lorsqu'il me dit, Et toi alors ? Raconte un peu ce que tu deviens, je décidais de lui peindre un tableau réaliste de ma situation plutôt que lui mentir.
Il m'écouta comme un docteur écoute un patient qui lui dit qu'il a mal, l'air de dire que tout ça n'est pas bien grave. Fier de la boîte de coursier pour laquelle il avait travaillé pendant 2 ans, il me recommanda vivement de prendre contact avec son ancien patron. Je m'étonnais qu'il ait commis cette infidélité à sa carrière de bistrotier. Mais là, c'était exceptionnel, me dit-il, le patron était un gars tellement sympa, qu'on éprouvait du plaisir à travailler pour lui.
C'était, d'après Jésus, un jeune, presque de mon âge, vraiment génial, qui avait été pour lui à la fois un copain et un patron, à moins que ce ne soit l'inverse : un patron ensuite un copain. Il pensait que j'allais bien m'entendre avec lui, il en était même certain. Alors je pris ses coordonnées et me dis qu'enfin j'allais pouvoir cesser d'acheter le Figaro chaque semaine.

:: Commentaire [ Le 22.12.2002]
Ce chapitre voit l'introduction d'une activité professionnelle avant la recontre importante avec Louise. Il s'agit d'une sorte de ttransition que je crois bon de placer ici car le travail, comme vous le remarquerez certainement par la suite, avec la relation amoureuse, sont les grands thèmes de ce roman.
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Mangeur de cigogne