Les mois passèrent.
Je fis de nombreuses tentatives pour revoir Sandra. Toutes se soldaient
par des désastres émotionnels qui me mettaient dans
un état toujours plus lamentable. Durant cette période,
je m'aperçu que l'être humain possède une aptitude
à la souffrance et à la douleur tout à fait
remarquable mais également un fantastique instinct de survie,
qui, sans doute, équilibre le tout et empêche que nous
nous tirions tous une balle dans la tête un jour de déprime.
Après avoir suffisamment pleurer, je devais me refaire moi-même
et accepter l'idée d'être seul. Pour m'occuper l'esprit
pendant une partie de la journée et, de la sorte, m'engager
dans un processus de guérison, je m'étais décidé
à retravailler.
J'achetai le Figaro. J'écrivis des lettres expliquant à
des recruteurs à quel point j'étais motivé
pour faire les emplois précaires qu'ils proposaient ou que
mon envie de faire carrière dans leur entreprise était
si forte que je pouvais difficilement résister au besoin
de répondre à leur annonce. J'y joignais un C.V où
je disais mes études, mes expériences professionnelles,
et puis mes centres d'intérêts. Seule cette petite
rubrique, tout en bas de la feuille, indiquait ce que j'aurais pu
réellement vouloir faire de ma vie. Grâce à
toutes ces démarches qui, en effet, prouvaient une réelle
motivation de ma part, je réussis à trouver un travail
dans un restaurant. On y servait des grandes tartines de pain grillé
sur quelques feuilles de salade, le tout dans une grande assiette
et un décors assez branché.
Ce restaurant faisait et fait toujours parti d'une chaîne.
La politique de cette chaîne, en matière de ressources
humaines, consistait à faire travailler, en salle, des jeunes
filles capables de fourrer leurs culs dans un jean taille 38 (plus
tard, pour faire face à des difficultés de recrutement,
au lieu d'augmenter le salaire des serveuses, ils augmentèrent
la taille des jeans, si bien qu'il m'est arrivé de voir une
grosse serveuse dans un de ces établissements si stricts
de mon temps) et, en cuisine, des jeunes sans qualification. Je
trouvais donc une place en cuisine, en compagnie de personnes venues
d'horizons très divers ; j'avais comme collègues deux
musiciens, trois comédiens, un réalisateur, un étudiant
et deux sri lankais, l'un était docteur en médecine
et l'autre n'avait aucun diplôme mais une très grande
famille à nourrir dans son pays. Notre travail consistait
à tartiner les tranches de pain, préalablement passées
au toaster, puis à les couper et les disposer dans la grande
assiette garnie par un autre collègue qui était à
"la mise en place".
C'était un travail à la chaîne dans une cuisine
de restaurant (un concept sans doute inventé par un génie
à son retour des Etats-Unis) La personne à la mise
en place imposait automatiquement son rythme à la chaîne.
En général, c'était Prasana. Il était
excessivement fier et cherchait par tous les moyens à affirmer
sa supériorité sur nous, sans doute parce qu'il était
médecin et se retrouvait à faire ce job véritablement
dégradant pour quelqu'un qui, toute sa vie durant, avait
appris que la nature d'un diplôme autorise à regarder
les autres hommes de haut. Le midi, le service était particulièrement
intensif car nous devions servir un maximum de clients en deux ou
trois heures. Le phantasme du manager était de nous faire
battre chaque jour des nouveaux records. Il encourageait Prasana,
qui était comme une sorte de chouchou, tant il était
facile de lui faire faire n'importe quoi en lui disant qu'il était
le meilleur, et ce dernier nous gueulait dessus. Vite les gars,
ça la merde là, Y'a trop d'conneries là ! Faut
faire vite, vite, vite ! Faut met' li pain dans le toaster ! Nous
lui répondions parfois. Ta gueule ! Mais il fallait toujours
servir davantage de clients. C'était un travail à
forte pénibilité, comme j'appris plus tard que cela
se disait, et les managers étaient tous des véritables
fainéants, des fumiers et, surtout, des gros imbéciles.
A la fin du mois, ils avaient cependant autorité pour donner
ou refuser une prime à des employés payés le
salaire minimum, dont on attendait cependant le maximum.
Bien que payées davantage que nous, les serveuses ne nous
dédaignaient pas trop. Nous le draguions lorsqu'elles venaient
chercher les assiettes sur le passe-plat. La plupart étaient
étudiantes chanteuses ou comédiennes. Certaines étaient
les trois en plus de serveuse. Une seule n'était que serveuse.
Je la trouvais gentille. Elle me paraissait également avoir
plus de maturité que les autres. Peut-être était-elle
plus âgée. En tout cas, ce travail constitué
son intégration dans la vie active ; elle ne le faisait pas
en attendant autre chose.
Elle me proposa un jour de prendre un thé chez elle et, n'étant
pas complètement débarrassé de mon amour pour
Sandra, j'avais cru bon d'accepter. Je pensais sérieusement
qu'une aventure avec une autre fille me permettrait de me libérer.
En réalité, nous étions aussi tristes l'un
que l'autre. Nous nous étions reconnus, très certainement,
car j'imagine qu'elle connaissait également un chagrin d'amour,
et nous avions voulu nous perdre ensemble. Mais ça ne marche
pas comme ça. Nous nous en rendîmes compte assez vite,
si bien que nous bûmes le thé en discutant, presque
de la pluie et du beau temps, gênés d'avoir couché
ensemble sans aucun amour ni réelle envie. J'eus vraiment
le cafard en sortant de chez elle, convaincu de mon incapacité
à aimer quelqu'un d'autre que Sandra.
La prime est un moyen de motiver les employés, m'expliqua
bien Francis, ce n'est en aucun cas un dû. Du coup, il avait
omis d'ajouter cette fameuse prime à mon salaire. Il semblait
sûr de lui. Nous étions à la fin de mon troisième
mois dans cet établissement. Je faillis lui faire bouffer
ma fiche de paie. Lorsque je revins chercher mon solde de tout compte,
il n'osa plus rien me dire. Mes anciens collègues m'affirmèrent
qu'il avait eu peur parce qu'il avait senti en moi quelque chose
d'agressif. Il est évident que je ne faisais pas l'affaire
pour ce genre de job destiné à occuper les jeunes
moutons. Après coup, je m'étais rendu compte que cette
histoire de prime ne devait être qu'une sorte d'épreuve
permettant de tester ma maniabilité ou mes capacités
de soumission, on ne peut jamais connaître les coups tordus
dont sont capables les managers pour atteindre leurs objectifs.
Je restai encore plusieurs mois sans travailler, le temps de me
remettre de cette expérience malheureuse. Puis, à
nouveau, je me retrouvais à faire les démarches nécessaires
pour trouver un emploi. Je n'eus que des réponses négatives
et cela dura encore des mois. Je pus commencer à réellement
m'inquiéter et regretter finalement le boulot de merde que
j'avais laissé tombé. J'étais pris d'une véritable
angoisse à l'idée de n'avoir aucun revenu et d'être
obligé de demander de l'aide à ma mère.
Nos rapports s'étaient gravement détériorés.
Nous avions eu des multiples disputes. La dernière était
survenue en présence de ma sœur et son mari, un dimanche
où nous étions censés faire un déjeuner
tranquille en famille.
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Le faisait-elle exprès ? Pourquoi n'arrivait-elle
à comprendre que je soufre de la perte de Sandra ?
D'après elle, c'était une faiblesse de ma part. Elle,
elle avait été abandonnée avec deux enfants.
Elle n'avait pas baissé les bras pour autant. Elle avait
su rebondir. Un mot que je déteste. Nous devrions nous méfier
des gens qui savent rebondir, ils ont la peau dure et nous bouffent
pour aller plus haut. Le plus dur pour elle, comme elle me l'avait
clairement exprimé, était de voir à quel point
je n'avais pas d'ambition. Et alors ? Lui avais-je répondu,
tu penses qu'il faut être ambitieux pour être heureux
? Elle n'avait su que répondre. Elle était assise
à l'autre bout de table, juste en face de moi. Elle cachait
son visage dans ses mains. J'ai fait ce que j'ai pu, disait-elle
en sanglotant, j'ai voulu réussir ma vie pour que vous soyez
heureux. Le mari de Sonia c'était rapproché d'elle
pour la consoler. Lui, il la comprenait. Sonia me regardait comme
si j'étais un monstre. Ma mère, dans les bras de Simon,
disait que j'allais la tuer, qu'une femme comme elle ne méritait
certainement pas tout ce que je lui faisais subir. Mais non, dit-il,
c'est un gentil fils. A ce moment là, j'ai commencé
à le haïr, quel hypocrite, me suis-je dit, quel enfoiré
! De quoi se mêle-t-il ? Je décidai de partir avant
la fin du déjeuner.
Depuis, je me sentais vraiment seul, complètement à
l'écart de ma famille. Tout allait mal et je ne trouvais
pas de boulot. Je commençais à me décourager
lorsque je tombai un jour sur Jésus, en descendant du RER
à la station Auber. Il affichait un sourire digne d'une campagne
publicitaire pour n'importe quel produit susceptible de nous apporter
le bonheur à défaut de dents vraiment saines. Lorsqu'il
me reconnut, il me fit une accolade fort sympathique, en plein milieu
d'une foule de gens pressés qui, bizarrement, bien que nous
fussions sur leur passage, ne nous bousculèrent pas.
Mes dernières années de lycée, je les avais
passées avec quelques copains dans un bar voisin de l'établissement
qui nous accueillait. Jésus y travaillait tous les jours
même les week-ends.
Nous étions de si mauvais clients que, à moins de
nous trouver fort sympathiques, un serveur n'aurait pu nous supporter
pendant toute une année scolaire. Nous commandions un café,
car c'était la boisson la moins cher, et nous mettions plusieurs
heures à le boire ainsi que le verre d'eau gratuit qui l'accompagnait.
Malgré cela, Jésus était toujours heureux de
voir notre petite bande de jeune débarquer et nous nous sentions
souvent mieux avec lui qu'en classe avec un professeur.
Le patron du bar, en revanche n'avait aucun amour particulier pour
la jeunesse estudiantine. Il se tenait toujours derrière
sa caisse, comme s'il avait peur qu'on la lui vole et éprouvait
manifestement de grosse difficulté à communiquer.
Il n'ouvrait jamais la bouche, sauf s'il était question d'argent.
Jésus nous disait, C'est un vrai radin, ou bien, S'il rit,
c'est qu'il a mal quelque part.
Un jour, venant prendre notre café pour cinq et nos verres
d'eau, nous ne trouvâmes pas notre serveur favori. Le patron
avait viré Jésus car la clientèle qu'il attirait
(des étudiants fauchés) ne correspondait plus au standing
de son établissement. Quelqu'un avait dû lui souffler
qu'il gagnerait plus d'argent avec les ouvriers d'un chantier qui
venait de commencer non loin de là. Nous étions jeunes
et prompts à nous éveiller contre l'injustice. Tout
ce que nous avons trouvé à faire fut de boycotter
son bar. Cette idée nous avait été inspirée
par le film de Spike Lee, Do the right thing et nous pensions que,
privé de notre clientèle, le patron ne tarderait pas
à mettre la clé sous la porte. Seulement, après
quelques jours, les ouvriers nous avaient remplacés et, Ô
miracle, on vit l'austère tenancier sourire derrière
sa caisse et, plus fort que tout, donner son opinion sur des chevaux
de course.
Depuis cette fameuse affaire, qui se trouvait être ma plus
sérieuse et plus mauvaise tentative de lutte contre l'injustice,
je ne pensais plus à Jésus. Il faisait parti d'une
époque révolue de ma vie, dont tous les principaux
acteurs avaient disparus. Je ne m'attendais absolument pas à
le revoir, ni ce jour-là ni aucun autre, et, s'il ne m'avait
pas reconnu à Auber, je serais passé devant lui sans
m'en rendre compte. Pourtant, il n'avait que peu changé.
Toujours la même moustache, toujours le même sourire,
qui semblait celui d'un enfant avec des vilaines dents, toujours
ses yeux très clairs et ses beaux cheveux noirs, qu'il continuait,
apparemment, à bien soigner.
Il me donnait des grandes tapes sur l'épaule, ce dont j'ai
horreur, en répétant, Alors là, si je m'attendais,
ça pour une surprise : C'est incroyable ! Ensuite, lorsqu'il
fut remis de ses émotions, il me proposa de boire un verre
et, sans me donner le temps de répondre, il me mena à
l'un de ses comptoirs que l'on trouve dans toutes les grandes gares
parisiennes, où les vrais alcooliques descendent des demis,
dès 7h00 du matin, en attendant leur train. Jésus
en était le gérant. Il m'expliqua qu'il avait également
la gérance d'autres établissements de ce type à
Gare de Lyon et à Montparnasse. Il me présenta sa
carte de visite. Les affaires marchaient plutôt bien pour
lui et je l'en félicitais à maintes reprises au cours
de son monologue-conversation. Lorsqu'il me dit, Et toi alors ?
Raconte un peu ce que tu deviens, je décidais de lui peindre
un tableau réaliste de ma situation plutôt que lui
mentir.
Il m'écouta comme un docteur écoute un patient qui
lui dit qu'il a mal, l'air de dire que tout ça n'est pas
bien grave. Fier de la boîte de coursier pour laquelle il
avait travaillé pendant 2 ans, il me recommanda vivement
de prendre contact avec son ancien patron. Je m'étonnais
qu'il ait commis cette infidélité à sa carrière
de bistrotier. Mais là, c'était exceptionnel, me dit-il,
le patron était un gars tellement sympa, qu'on éprouvait
du plaisir à travailler pour lui.
C'était, d'après Jésus, un jeune, presque de
mon âge, vraiment génial, qui avait été
pour lui à la fois un copain et un patron, à moins
que ce ne soit l'inverse : un patron ensuite un copain. Il pensait
que j'allais bien m'entendre avec lui, il en était même
certain. Alors je pris ses coordonnées et me dis qu'enfin
j'allais pouvoir cesser d'acheter le Figaro chaque semaine.
:: Commentaire [ Le 22.12.2002]
Ce chapitre voit l'introduction d'une activité professionnelle
avant la recontre importante avec Louise. Il s'agit d'une sorte
de ttransition que je crois bon de placer ici car le travail,
comme vous le remarquerez certainement par la suite, avec la
relation amoureuse, sont les grands thèmes de ce roman.
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