Le jeune patron s'appelait
Cyril. (Jésus m'avait expliqué que tout le monde l'appelait
par son prénom, même ses employés.) De retour
chez moi, je l'avais appelé. Il était très
occupé mais comme je lui dis qu'il m'avait été
vivement recommandé par Jésus de l'appeler pour trouver
du travail, il me donna rendez-vous le lendemain, à l'heure
du déjeuner.
Je m'habillais avec des vêtements qui me donnaient une allure
très présentable. Pour l'occasion, je m'étais
repassé une chemise, ce qui, après coup, ne me semblait
pas absolument nécessaire pour un emploi de coursier. Au
moment de partir, je croisais Akhim dans l'escalier. Nous décidâmes
de faire le chemin ensemble. Il voulait voir comment ça se
passe quand on cherche du boulot car, même pour faire plaisir
à une conseillère d'orientation, il n'en avait jamais
cherché un.
Dans le métro, entre Stalingrad et Barbès, il me demanda
pourquoi je souhaitais être coursier. Il trouvait très
bizarre que, ayant lu tant de livres, je rencontre des difficultés
à trouver un bon travail. Il me voyait davantage dans un
boulot d'intellectuel, sans m'expliquer ce qu'il entendait par-là.
Sinon, au pire, si vraiment t'as quedal, me dit-il, tu devrais faire
prof. Je ne savais que lui répondre. J'avais perdu l'envie
de passer des examens et de courir après des diplômes
dont je n'aurais, finalement, su que faire avec.
Sortis du métro, à la place Clichy, nous avons repéré,
sur un plan, la petite rue où se trouvait l'entreprise de
Cyril. Arrivé là-bas, Akhim a changé d'avis
; finalement il préférait attendre dehors plutôt
qu'entrer avec moi chez l'ancien patron de Jésus. On sait
jamais, dit-il, si ça se trouve y va vouloir m'embaucher
à ta place. J'ai souri, T'as peur de travailler ?
En ouvrant la porte de l'entreprise de coursiers "Les fous
du guidon", référence sans doute à un
dessin-animé qui avait marqué ma génération
(dont le patron de l'entreprise faisait également parti),
je m’imaginais déjà tel Hermès, véritable
messager ailé, parcourant Paris, en long, en large et en
travers, pour porter des messages urgents et confidentiels dans
des sociétés anonymes ou pas. J'étais donc
motivé. Pour donner encore plus de charme à ce tableau,
je me retrouvais devant une jeune fille blonde, jolie, dont la tâche
était, entre des multiples autres, d'accueillir les visiteurs
avec un grand sourire.
Elle me sourit gentiment puis décrocha son téléphone
pour prévenir Cyril, son jeune patron, de mon arrivée.
Ce cérémonial, très "professionnel",
cadrait mal avec le local dans lequel je me trouvais. Il y avait
de l'espace, certes, mais c'était un véritable capharnaüm.
Des documents, des bons de commandes, des plis, des colis partout
sur le moindre espace de table ou d'étagères. Les
murs étaient d'un jaune triste, recouverts des plannings
des coursiers, d'un immense plan de paris et des affiches publicitaires
ventant les produits des clients de la boîte. La secrétaire-hôtesse-d'accueil
raccrocha et me demanda de bien vouloir patienter ; Cyril était
occupé, mais il ne devrait plus tarder. Je fis quelques pas
devant son bureau, puis je décidais de m'asseoir dans un
fauteuil qui était là, sans doute à l'intention
des clients importants tant il me paraissait confortable. En réalité,
à peine assis, je commençais à m'y enfoncer
si profondément que je m'y sentis de plus en plus empêtré.
La porte d'entrée s'ouvrit brusquement. J'entendis un gling
agressif, lequel avait sans doute auparavant alerté, avec
plus de douceur cependant, la secrétaire de mon arrivée.
Un coursier entra, jeta un œil rapide sur moi, puis dit à
la jeune secrétaire blonde aux yeux bleus qu'il pouvait faire
encore une course avant d'aller déjeuner. C'était
un fayot qui faisait du zèle certainement. Quand il repartit,
aussi vite qu'il était arrivé, je lui lançais
malgré tout un "Au revoir" aimable, histoire de
montrer que j'étais très sociable. Il maugréa
quelque chose entre ses dents puis il disparut en claquant la porte
et j'entendis à nouveau le gling qui me devenait déjà
familier.
Cyril n'apparaissait toujours pas. Je pensais à Akhim. Il
devait certainement s'impatienter, tout comme moi.
Je sentais, de temps en temps, le regard de la secrétaire
se poser sur moi, mais je ne trouvais rien à lui dire. Du
reste, elle faisait très bien semblant d'être absorbée
par la lecture de certains documents qui jonchaient son bureau.
Elle répondait également au téléphone.
Je l'observais à l'œuvre, prendre des messages pour
son patron et enregistrer une course urgente à faire dans
l'après-midi.
Devinant peut-être que j'admirais autre chose que ses compétences
professionnelles, elle me sourit. Je n'étais pas plus à
mon aise dans l'horrible fauteuil. Au contraire, je le maudissais
de plus ferme, car je m'y enfonçais toujours, le cul le premier,
comme dans des sables mouvants. J'eus alors l'impression que seul
le spectacle de ma lente chute vers le néant la faisait sourire.
Je cherchais le prétexte, mais surtout les moyens, de m'extirper
de ce fauteuil-sable-mouvant lorsque le Boss apparu enfin. Dans
ma classification de l'espèce humaine, il faisait parti des
arrogants pourvus de ce délicat sens de l'humour qui n'autorise
qu'à rire des autres, jamais de soi-même. Mais je ne
le classais pas tout de suite, il me fallut d'abord entendre les
premiers mots qu'il prononça. Il eut l'air de ne pas me voir
et, pendant que je rassemblais toute l'énergie musculaire
nécessaire pour me lever, il dit, fier ou content de lui,
Bon, il est où ce p'tit branleur qui veut me voir ?
Cela ne correspondait pas à la description que Jésus
m'en avait faite. Pour m'expliquer une telle distorsion entre l'image
et le vécu, il m'aurait fallu savoir que, pour ce jeune patron
dynamique et plein d'avenir, tous les jeunes qui ne sont pas, comme
lui, à la tête d'une entreprise sont des branleurs.
Ensuite, qu'à l'époque la plus difficile, lorsqu'il
venait de créer sa société de coursiers, il
avait largement exploité des hommes tel que mon ami Jésus,
ce qui lui avait permis de prospérer ; il l'avait traité
en ami sachant qu'il valait bien trois employés. Mais cette
époque était révolue et, sa société
ayant acquis une certaine assise, il traitait ses nouveaux employés
bien différemment.
Jésus, évidemment, n'était pas au courant de
ce changement et il croyait toujours à l'image idyllique
du patron sympa qui va boire des coups avec ses salariés,
pour les faire bosser davantage sans doute.
Sa secrétaire, au moment où il cherchait un branleur,
m'a regardé de ses yeux bleus désolés réapparaître
des fonds du fauteuil-sable-mouvants, grâce à un jaillissement
qui me surpris moi-même. Le jeune patron suivi la direction
de son regard et m'identifia. Il fit un Ah... Super ! Pour exprimer
une satisfaction hypocrite mais très énergique et
vint vers moi en me tendant sa main droite. Elle trouva la mienne
et la garda prisonnière tandis qu'il me demandait des nouvelles
de Jésus et comment je le connaissais. Je ne compris pas
très bien ce "comment". Voulait-il signifier en
quelles circonstances j'avais connu Jésus ou quelle était
la profondeur de notre amitié ? Pris au dépourvus,
je m'efforçais de lui donner une réponse cohérente.
Mais, ayant libéré ma main, il ne m'écoutait
plus et faisait une grimace. Sentant que quelque chose le dérangeait,
je me tu pour essayer de comprendre et il me m'annonça d'un
air dégoûté : J'ai horreur des gens qui transpirent
des mains.
Malgré ma surprise, je trouvai en moi suffisamment de repartie
pour lui répondre du tac au tac : Je ne suis pas venu ici
pour discuter de vos mains.
Je faisais un gros effort pour garder mon calme et, dans le ton
sec et tranchant de ma voix, on pouvait sans doute le percevoir.
Il me jaugea puis il sourit, faussement, comme il devait en avoir
l'habitude, et s'exclama : Un partout... ! Tu viens de marquer un
point mon vieux ! Et ici, si on embauche du monde, c'est pour marquer
des points pas pour se la couler douce. Là dessus il prit
un ton faussement amical et confidentiel pour me demander : Tu sais
quel âge j'ai ? Je ne savais pas.
- J'ai 27 ans ; ça fait 3 ans que je dirige cette boîte.
- ...
- Et toi, qu'est ce que tu fais, tu es quoi ?
- Moi... ? Je suis venu ici parce que je cherche du travail : j'aime
pas trop discuter...
- T'aimes pas discuter ! (il prit un air très dédaigneux)
Mais tu crois que je vais t'embaucher comment si t'aimes pas discuter
?
Au même moment, j'entendis un nouveau gling qui vint marquer
la fin de sa phrase, comme un point d'interrogation qui répond
à un autre point d'interrogation.

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Ce n'était pas un coursier mais Akhim qui venait discrètement
aux nouvelles. Cyril, n'ayant pas les oreilles suffisamment alertes
pour remarquer le défit que s'étaient lancés
les deux points d'interrogations n'y prêta aucune attention
; il continuait à m'apprendre des choses importantes sur
moi-même. En fait, t'es un glandeur, disait-il, Jésus,
c'était un bosseur, tu sais, mais toi, t'en prends un peu
trop à ton aise, tu veux jouer au grand monsieur alors que
t'es rien du tout finalement. Tu traînes sans savoir quoi
faire. Tu sais même pas ce que c'est de bosser. Jésus
ne devrait pas m'envoyer des gars comme toi, tu comprends ? Il me
fait perdre mon temps. Puis, tout à coup, une idée
lumineuse lui vint, Mais… Pourquoi tu n'irais pas vendre des
journaux dans le métro comme les SDF ? Il était content
de lui et allait rire de sa plaisanterie, mais son plaisir a pris
fin très brusquement.
La porte avait fini de faire gling depuis un certain temps déjà.
Deux grosses poignes se sont abattu sur lui, l'ont retourné
et l'ont plaqué contre la grande vitre opaque.
J'ai crains qu'il ne passe à travers les murs de sa société
mais les vrais matériaux sont plus solides que les décors
de cinéma ; la vitre ne céda pas à la pression
de son corps violemment acculé par Akhim qui, tout en le
maintenant à quelques centimètres au-dessus du sol,
lui disait, Faut faire gaffe à qui tu causes ça comme,
quoi, on n'est pas venu ici pour se faire traiter comme de la merde
quoi, tu comprends ? Pour toute réponse Cyril tenta de se
libéré en lui donnant un coup de poing au visage.
Mais, dans sa position, il ne pouvait lui faire grand mal ; son
geste manquait d'envergure. Akhim l'esquiva facilement et lui asséna
un redoutable coup de tête. Il frappa avec précision
; son front vint parfaitement heurter le nez de Cyril. Mon ami allait
tuer un jeune chef d'entreprise mais ce n'était pas, à
ma connaissance, une espèce en voie de disparition. Bien
au contraire, j'approuvais au fond de moi ce qui pouvait être
fait en ce sens. La secrétaire (je l'avais presque oubliée),
s'était levée. Elle devait faire un mètre soixante-dix
et ouvrait des grands yeux surpris et paniqués mais toujours
bleues et presque transparents. Je restais sans bouger. J'avais
un œil sur elle et l'autre sur le téléphone,
au cas où il lui serait venu à l'esprit d'appeler
la police au secours de son patron ou quelque chose comme ça.
Elle préféra intervenir directement. Mais, au moment
où elle s'élançait vers les deux hommes, Akhim
balança violemment Cyril qui alla s'effondrer sur le bureau
que, pleine de sollicitude, elle venait juste de quitter. Elle n'avait
plus qu'à ramasser son patron, mais Akhim fut plus vif qu'elle.
Il était à nouveau sur Cyril. La jolie secrétaire
saisit alors mon ami aux épaules en l'implorant d'arrêter
mais il ne voulait rien entendre. Il continuait à donner
des coups comme on voit faire au cinéma. Voulant le forcer
à épargner son patron, elle le ceintura au péril
de son beau visage qui rougissait derrière des mèches
blondes, également hors de tout contrôle. J'admirais
son courage mais il ne servait pas à grand-chose.
Elle s'en rendis compte assez vite puisque, sans lâcher mon
ami, elle se tourna vers moi, se plaignit de mon inertie, affirma
que tout était de ma faute, et m'obligea à lui venir
en aide.
Je rejoignis la joute. Nous formions une jolie mêlée
à quatre. J'essayais de faire lâcher prise à
Akhim mais il n'en démordait pas, J'vais te niquer ! Promettait-il
à Cyril, J'vais te niquer ta race.
Finalement, à deux, nous avons réussi à le
faire lâcher prise. Pendant que sa secrétaire et moi
le retenions, le jeune patron tentait de stopper une hémorragie
nasale. Il lui restait cependant suffisamment de verve pour nous
dire, Vous ne vous en tirerez pas comme ça. Je vous jure
que vous allez entendre parler de moi, je vais porter plainte contre
vous ! Mais s'en était assez pour les menaces, nous avions
suffisamment perdu notre temps à cause de lui, certainement
qu'il avait eu la leçon qu'il méritait et il convenait
de ne pas trop nous attarder dans ses locaux. J'ai poussé
Akhim vers l'extérieur.
On eut droit à un gling d'adieu, celui-là ferme et
définitif.
Nous nous frayâmes un passage à travers les curieux
qui s'étaient agglutinés devant la vitre opaque pour
tenter de voir le spectacle à l'intérieur. En passant,
nous avons entendu, C'est encore une bande de jeunes voyous, Akhim
s'est retourné. J'vous emmerde tas d'gros connards. Personne
n'osa lui répondre. |