J'étais toujours au chômage. Mais, grâce à
Louise, il ne restait aucune trace du découragement profond
qui avait suivi mon premier entretien avec Cyril. Je me sentais
en mesure de prendre ma vie en main. Je me remis donc à chercher
avec espoir l'emploi le plus tranquille et le mieux payé
que je pouvais trouver. Une offre attira mon attention. Il s'agissait
de vendre des appartements en copropriété dans des
fabuleuses résidences en bord de mer. Un travail très
mal payé mais avec la promesse de commissions extraordinaires.
Il fallait vendre à des pigeons et, avec un peu flair, il
était aisé de les repérer. Des couples de jeunes,
en général, qui travaillent tous les deux et sont
mariés ou vivent ensemble depuis plus de 3 ans.
La femme au téléphone ne m’avait pas dit exactement
cela, mais c’était bien ce qu’il fallait comprendre.
Elle me vendit le poste en me racontant que j’allais être
riche. Comme elle avait un vrai talent pour la vente, je me retrouvais,
deux jours plus tard, en compagnie d’une dizaine de personnes,
toutes prêtes à se lancer dans une carrière
commerciale florissante.
Nous attendions sagement dans une pièce atypique. Une fine
couche de poussière commençait à nous recouvrir,
particulièrement visible sur les épaules d’un
homme au costume sombre. Des ouvriers en étaient la cause
; ils abattaient des cloisons et jouaient de leurs perceuses ; ils
bâtissaient, devant nos yeux, les bureaux où nous devions
certainement être reçus.
L’annonce aurait dû attirer davantage de monde mais
la moitié, au moins, des candidats avait dû se perdre
en cherchant l’adresse en question. La rue, en plein milieu
de la Goutte-d’or, était difficile à repérer
et, dans l’immeuble, l'escalier C, situé dans une arrière
cour, n’était pas indiqué. Je ne l’aurais
jamais trouvé si je n’avais croisé, par chance,
une vieille dame, qui habitait là depuis fort longtemps,
qui eut la gentille de me guider. Quand nous traversâmes la
cour, avant de pénétrer dans la cage d’escalier
C, je fis un rapide voyage dans le temps, à l’époque
des romans de Zola, et j’imaginais Gervaise traînant
sa misère au travers de ces bâtiments presque insalubres.
Je m’étais dis quel dommage qu’Akhim ne soit
pas là pour apprécier ce décor de l’Assomoir,
un livre qui l’aurait intéressé s’il avait
pu le lire. Ensuite, la vieille dame m’avait laissé
seul en bas de l’escalier C, en me disant, avant que je ne
monte, Faites attention où vous mettez les pieds. Je fus
donc extrêmement prudent tout au long de mon ascension jusqu’au
troisième étage.
J’arrivais sans incident dans la pièce où les
autres candidats attendaient déjà. Mais, à
part eux, et les ouvriers, nul employé de la société
pour nous accueillir. Les candidats esseulés trouvaient,
à juste titre, cette séance de recrutement un peu
bizarre. Louche même. L’un d’entre nous,- un homme
âgé ( 50 ans peut-être, bien plus que la moyenne
des candidats), petit, râblé, portant un vieux costume
et une cravate à pois violets sur fond bleu - était
particulièrement inquiet et ne cessait de questionner son
voisin pour se rassurer. T’as vu l’annonce où,
toi ? Y t’ont dit si y donnaient des tickets restaurants ?
C’est pour commencer quand ? On travaille où ? Pas
ici j’espère, parce que moi, la poussière, ça
me rend malade… J'suis allergique à plein de truc en
fait… Dis donc, c’est un C. D. I au moins qu'y propose
? Personne n’avait de renseignement et les plus optimistes
s’autorisèrent d’abord à supposer que
tout était peut-être normal, l'annonce, les travaux,
cette attente, ce boulot et la fortune annoncée qui allait
avec. Mais l’homme au costume sombre recouvert de poussière
émit quelques doutes quant au sérieux de l’entreprise
pour laquelle nous allions peut-être travailler.
Il y eut aussitôt une forte effervescence dans la salle. Tous
commencèrent à dire qu’effectivement certaines
choses n’étaient pas très normal dans la manière
dont se déroulait ce recrutement. Deux personnes, particulièrement
virulentes, se mirent à parler d’arnaque, et ne voyaient
que des raisons de se plaindre. L’homme allergique à
la poussière, quant à lui, s’était fait
un commencement d’opinion, et, disait à qui voulait
l'entendre, A mon avis ce sera pas un C. D. I.
L’idée de partir ne les effleura jamais l'esprit. Ils
disaient, Franchement c’est inadmissible, ils se foutent vraiment
de nous, mais aucun n'osait rebroussait chemin. Et, paradoxalement,
les personnes les plus virulentes, celles qui échauffaient
le plus les esprits avec leurs plaintes, semblaient les plus motivées
pour obtenir n'importe quoi qui leur assure un salaire chaque mois.
Tous ces candidats étaient comme des moutons que l'on mène
à l'abattoir. Bien que flairant le danger et s'en inquiétant,
ils ne pouvaient se sauver, car une force supérieure leur
interdisait de s’échapper. Cette force ce n’était
pas seulement l’appât du gain qu’on leur avait
promis, mais essentiellement un principe moral qui, dès lors,
me parut fort nocif. C’était la sacralisation du travail.
J’eus envie de faire un peu de provocation pour tester les
réactions des candidats inquiets. Ouais, mais c'est une boîte
qui se monte, leur dis-je d'un air très convaincu, s'ils
font des travaux, c'est que ça va être un gros truc.
Je ne pensais pas un mot de ce que je venais de dire, le contraire
me semblait même flagrant, mais mes paroles eurent pour effet
de rassurer tout le monde. Je vis alors ce qu’était
le comportement stupide et grégaire de l’espèce
humaine. Il fallait vraiment être idiot pour croire au sérieux
de cette société immobilière mais tout le monde
fut rassuré, comme s’ils avaient attendu que ma voix
s’élève au-dessus des autres pour leur dire
que tout allait bien.
Ils donneraient sans doute le meilleur d’eux-mêmes lors
de cet entretien, s’il y en avait un. Je crus même discerner
une petite concurrence entre ceux qui se plaignaient le plus. Bien
que l’on senti encore une petite inquiétude, ils se
racontaient leurs précédentes expériences professionnelles,
certainement pour voir qui avait le plus de chance d’être
pris. Ce n’était plus alors seulement la poussière
qui m’incommodait mais leurs conversations également.
Je me sentais comme un étranger au milieu de ces gens pour
qui le travail était une véritable religion. Je décidais
de m’en aller. Je n’étais pas fait pour vendre
des appartements en copropriété ni quoi que ce soit
d’autre. Mes homologues candidats à n’importe-quoi-mais-un-travail
furent très surpris de me voir partir. Ils devaient s'attendre
à ce que ce soit moi qui les engage.
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Cette aventure, lorsque le la racontais le soir à Louise,
l'amusa beaucoup, cependant, en guise de conclusion, elle laissa
échapper un étrange on voit que t'as pas eu souvent
à travailler réellement. Il n'y avait là rien
de méchant de sa part mais je fus très choqué
par cette remarque. Je lui demandai ce qu'elle entendait exactement
par travailler réellement ? J'avais été presque
pendant 2 ans réceptionniste de nuit, puis j'avais également
travaillé dans un restaurant. Ce n'était pas rien
tout de même. Bien sûr, me dit-elle, mais tu savais
qu'il y avait ta mère derrière, si jamais le boulot
ne te plaisait pas, tu pouvais toujours partir. Quand t'as des factures
à payer et que personne ne peut les payer à ta place
si tu te retrouves dans la merde, tu réagis comme tous ces
gens que tu critiques, tu t'accroches à ton boulot même
s'il te fait chier. Et lorsque tu le perds, tu es prêt à
faire n'importe quel autre boulot à la con pour gagner du
fric. Je ne savais pas où elle avait été chercher
que ma mère payait mes factures mais ce n'était pas
du tout exact. Depuis que j'ai arrêté mes études,
je n'ai jamais rien demandé à ma mère, je me
suis toujours débrouillé tout seul, d'ailleurs en
ce moment je commence à être financièrement
dans une grosse merde mais ce n'est pas pour autant que je lui demande
quoi que ce soit. Si tu étais vraiment dans la merde, me
dit-elle, tu ne serais pas parti, tu serais restais dans ce local
merdique et tu aurais attendu, comme les autres, que quelqu'un vienne
vous chercher, tu aurais fait le bon larbin comme tout le monde.
Je comprenais ce qu'elle voulait dire et j'étais obligé
d'admettre, au fond de moi, qu'elle avait peut-être raison,
mais ce n'était pas certain. J'aime à croire que,
même si je n'avais pas eu une mère financièrement
aisée pour faire office de filet de protection ou de gilet
de sauvetage, j'aurais jugé le monde de la même manière
et réagi comme je l'avais fait. On peut difficilement faire
des hypothèses sur ce que j'aurais été ou comment
j'aurai réagis si ceci ou si cela. Ce qui compte, dis-je
à Louise, ce sont mes actes et mes pensées, pas ce
que j'aurais fait ou pensé si les conditions avaient été
différentes. Elle me dit non, tu dois également être
en mesure de te mettre à la place des gens que tu juges.
Ce genre de discussion, qu'il nous arrivait d'avoir de temps à
autres, était évidemment sans fin et sans réponse. |