Avec la drogue que je fumais, la douleur devenait plus supportable.
Je cessais de penser à Sandra à longueur de journée.
Mon esprit parvenait à l'ignorer pendant quelques heures
mais elle pouvait y revenir très facilement. Il suffisait
pour cela d'un détail, d'une vision ou d'une idée
insignifiante. Pour m'occuper davantage l'esprit et, de la sorte,
m'engager dans un véritable processus de guérison,
je m'étais décidé à chercher du travail.
J'achetai le Figaro chaque semaine et j'écrivis des lettres
expliquant à des recruteurs à quel point j'étais
motivé pour faire les emplois précaires qu'ils proposaient
ou que mon envie de faire carrière dans leur entreprise était
si forte que je pouvais difficilement résister au besoin
leur répondre. J'y joignais des C.V où je disais mes
études, mes expériences professionnelles, et puis
mes centres d'intérêts. Seule cette rubrique, tout
en bas de la feuille, indiquait ce que, éventuellement, j'aurais
pu vouloir réellement faire de ma vie.
Grâce à toutes ces démarches qui, en effet,
prouvaient une réelle motivation de ma part, je réussis
à trouver un travail dans un restaurant. On y servait des
grandes tartines de pain grillé sur une poignée de
salade agréablement disposée dans une grande assiette,
le tout dans un décor très branché. Ce restaurant
original et moderne faisait partie d'une chaîne dont la politique,
en matière de ressources humaines, consistait à faire
travailler, en salle, des jeunes filles capables de fourrer leurs
culs dans un jean taille 38 (plus tard, pour faire face à
des difficultés de recrutement, au lieu d'augmenter le salaire
des serveuses, ils augmentèrent la taille des jeans, si bien
qu'il m'est arrivé de voir une grosse serveuse dans un de
ces établissements si stricts de mon temps) et, en cuisine,
des jeunes sans qualification. Je me retrouvais donc en cuisine,
en compagnie de personnes venues d'horizons très divers.
J'avais comme collègues deux musiciens, trois comédiens,
un réalisateur de court-métrage, un étudiant
en économie et deux sri-lankais qui ne se ressemblaient pas
du tout et même se détestaient en raison, je crois,
de leur appartenance à des religions différentes.
L'un était docteur en médecine et l'autre n'avait
aucun diplôme mais une très grande famille à
nourrir dans son pays. Notre travail consistait à tartiner
de rosbif, jambon, saumon, cocktail de légumes (pour les
végétariens) ou de foie gras des grandes tranches
de pain, préalablement passées au toaster par un premier
collègue, puis à les couper et les disposer dans la
grande assiette garnie par un second collègue qui occupait
le poste que nous appelions "la mise en place". C'était
un véritable travail à la chaîne. Nous répétions,
à quelques exceptions prés, toujours les mêmes
gestes (un nouveau concept, situé à la frontière
entre le fast-food et la véritable restauration, certainement
inventé par un génie à son retour des Etats-Unis.)
La personne à "la mise en place" imposait automatiquement
son rythme à la chaîne. En général c'était
Prasana. Il faisait preuve d'une rapidité vertigineuse et
particulièrement harassante pour une personne qui, comme
moi, n'était pas encore habitués à ses cadences
infernales. Il était excessivement fier et cherchait à
affirmer par ce moyen (et tous les petits autres à sa disposition)
sa supériorité sur nous, sans doute parce qu'il était
médecin dans son pays et se retrouvait à faire ce
job véritablement dégradant pour quelqu'un qui, toute
sa vie durant, a appris que la nature d'un diplôme autorise
à regarder les autres hommes de haut. Au déjeuner,
le service était particulièrement intensif car nous
devions servir un maximum de clients en deux ou trois heures. Le
phantasme du manager était évidemment de nous faire
battre chaque jour des nouveaux records. Il encourageait Prasana,
qui était comme une sorte de chouchou, tant il était
facile de lui faire faire n'importe quoi en lui disant qu'il était
le meilleur, et ce dernier nous gueulait dessus, avec une certaine
allégresse mais aussi beaucoup de nervosité tant la
pression de l'échec et le risque de décevoir un manager
pesaient lourd sur lui. Vite les gars, ça la merde là,
Y'a trop d'conneries là ! Faut faire vite, vite, vite ! Faut
met' li pain dans la toaster ! LI PAIN DANS LA TOASTER !!! VITE
! VITE ! VITE ! Nous lui répondions parfois, TA GUEULE !
Mais il fallait toujours servir davantage de clients.
C'était un travail à forte pénibilité
(j'ai appris, il y a peu, que cela se dit des travaux pour lesquels
on ne recueille aucune considération) et les managers étaient
tous des véritables fainéants, des fumiers et, surtout,
des gros imbéciles. A la fin du mois, ils avaient néanmoins
autorité pour donner ou refuser une prime à des employés
payés le salaire minimum, dont on attendait cependant le
maximum.
Bien que payées davantage que nous, les serveuses ne nous
dédaignaient pas trop. Nous le draguions lorsqu'elles venaient
chercher les assiettes sur le passe-plat. La plupart étaient
étudiantes chanteuses ou comédiennes. Certaines étaient
les trois à la fois en plus de serveuse. Une seule n'était
que serveuse. Je la trouvais gentille. Sans doute était-elle
plus âgé que les autres. En tout cas, ce travail constituait
son intégration dans la vie active ; elle ne le faisait pas
en attendant autre chose. Elle me proposa un jour de prendre le
thé chez elle et, bien que toujours sous l'emprise de mon
amour pour Sandra, j'avais cru bon d'accepter. Je pensais sérieusement
qu'une aventure avec une autre fille me permettrait de me libérer.
En réalité, nous étions aussi tristes l'un
que l'autre. Nous nous étions reconnus, très certainement,
car j'imagine qu'elle connaissait également un chagrin d'amour,
et nous avions voulu nous perdre ensemble. Mais ça ne marche
pas comme ça. Nous nous en rendîmes compte assez vite,
si bien que nous bûmes le thé en discutant, presque
de la pluie et du beau temps, gênés d'avoir couché
ensemble sans aucun amour ni réelle envie. J'eus vraiment
le cafard en sortant de chez elle. J'étais absolument convaincu
de mon incapacité à aimer quelqu'un d'autre que Sandra.
A la fin de mon troisième mois dans cet établissement,
un manager m'expliqua que la prime était un moyen de motiver
les employés, en aucun cas un dû. Du coup, il avait
omis d'ajouter cette fameuse prime à mon salaire. Il semblait
sûr de lui. Etant payé le tarif minimum, ces 200 ou
300 francs en sus représentaient un complément non
négligeable sur ma fiche de paie et ne pas en bénéficier,
alors qu'il semblait acquis pour tous (ce qui, d'ailleurs, m'avait
été spécifié lors de mon entretien d'embauche),
était se sentir à la fois floué, lésé
et insulté. Je voulus faire bouffer à ce manager indélicat
ma fiche de paie et il prit peur. Une frousse extraordinaire le
fit se mettre à quatre pattes pour se terrer sous son bureau
(c'est vrai qu'il n'était pas bien gros, en boxe, il aurait
été à peine poids mouche.) Il pensait que la
colère et le sentiment de n'avoir rien à perdre m'avaient
transformé en un élément incontrôlable.
Face à tant de pusillanimité, je décidai de
démissionner sans faire le grand esclandre prévu.
Lorsque je revins chercher mon solde de tout compte, quelques jours
plus tard, ce même Francis, manager de son état, me
fit un sourire des plus faux, comme si, finalement, j'avais pris
la mouche pour pas grand chose. Dans l'absolu, ce n'était
en effet qu'une petite somme d'argent qu'en me tenant tranquille,
j'aurais certainement obtenu les mois suivants. L'absence de prime
sur ma fiche de paie était une sorte d'épreuve permettant
de tester ma maniabilité ou mes capacités de soumission
(on ne peut jamais connaître les coups tordus dont sont capables
les managers pour atteindre leurs objectifs.) Le résultat
en fut néanmoins qu'ayant demandé, sans les obtenir,
les explications qui s'imposaient, j'avais démissionné
sur-le-champ.
J'étais à nouveau au chômage, cette fois-ci
sans espoir d'indemnités versées par les ASSEDIC.
Je risquais de me retrouver sans d'argent et j'étais pris
d'une véritable angoisse à l'idée d'être
obligé de demander de l'aide à ma mère. Depuis
longtemps déjà, je refusais qu'elle intervienne, de
quelques manières que ce soit, dans ma vie. Je m'étais
juré que, même crevant de faim, je n'accepterai ni
son aide ni son argent, mais je me savais incapable de me tenir
à ce genre de résolution. Au moindre grondement de
mon ventre affamé, je me voyais courant vers elle pour lui
réclamer le chèque qu'elle s'était à
plusieurs reprises proposée de me faire. Cette idée
me rendait malade. Plutôt que subir une telle humiliation,
je résolus de consacrer tous mes efforts à la recherche
active d'un autre travail (une recherche active d'un travail, comme
vous l'expliquera n'importe quel conseiller de l'ANPE, est une recherche
qui vous occupe énormément et aboutie fatalement à
un résultat.)
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Ma mère, quant à elle, n'envisageait absolument pas de m'abandonner.
Bien au contraire, il semblerait que son instinct maternel l'ait
avertie des difficultés que je ne tarderais pas à
rencontrer et elle tenta, par l'intermédiaire de ma sœur,
de renouer avec moi pour me venir en aide.
Sonia me téléphona un soir et, après s'être
enquit de ma santé et de mon moral, me proposa de dîner
avec elle dans un des restaurants chinois de Belleville. Elle me
laissait faire le choix et elle payait l'addition. Etant donné
les raisons de cette invitation, j'étais persuadé
que notre mère tiendrait absolument à lui rembourser
les frais de ce dîner. Je n'eus aucun scrupule à choisir
un restaurant, dans lequel je n'avais jamais mis les pieds car il
se trouvait être l'un des plus chers du quartier.
Nous y mangeâmes très bien. Les mets étaient
absolument raffinés, délicieux et coûteux. Du
coup, quelques souvenirs d'enfance nous revînmes en mémoire.
Chaque année, à l'occasion de nos anniversaires,
notre mère nous emmenait dans un grand restaurant. On vit,
au Jules Vernes, sur la tour Eiffel, à la Tour d'Argent,
et, une seule fois, mais nous nous en souvenions très bien,
pour le 16eme anniversaire de Sonia, au Grand Véfour, une
femme accompagnée de deux enfants prendre un délicieux
repas de fête d'anniversaire. Nous n'étions pas forcément
à notre aise dans ces hauts lieux de la gastronomie française
car il y avait exigence de bien se tenir et de manger proprement.
D'autre part, nous étions trop jeunes pour goûter toutes
les saveurs qui s'offraient à nos palais. En réalité,
nous nous emmerdions à nos anniversaires, sous prétexte
d'être avec des gens riches et bien éduqués,
dans des endroits de très grande classe.
J'étais sûr que les gamins qui fêtent leur anniversaire
dans des fast-foods éprouvent davantage de plaisirs que nous
n'en eûmes jamais. Sonia n'était pas d'accord. Avec
le recul, nous devions plutôt admettre que la fréquentation
de ce genre d'endroit nous avait apporté quelques bonnes
choses, par rapport à notre éducation, me dit-elle.
Je lui demandai quoi, mais elle ne pouvait pas me répondre.
Alors, je répondis à sa place, Oui au moins, grâce
à ça, nous ne sommes pas devenus des gros ploucs bien
ringard. Elle me dit que ce n'était absolument pas ce qu'elle
voulait dire. Pourtant, je savais que si. Au fond, c'était
absolument ça que notre mère voulait éviter
que nous devenions : des ploucs, des bouseux, des beaufs : les hontes
d'une classe cultivée.
Avant de pouvoir nous emmener dans ces grands restaurants, notre
mère avait connu à la fois la pauvreté et l'anathème
jeté par un milieu social qui ne tolérait pas les
femmes abandonnées, surtout par des étrangers, encore
plus par un africain. Elle avait donc une revanche à prendre.
On lui avait dit, T'as vu ce qu'il t'a laissé ton nègre
! T'as l'air bien avec tes deux petits bâtards. Alors ces
deux petits bâtards, elle les emmenait dans des endroits que
ceux qui l'avaient insulté n'auraient jamais pu s'offrir.
Elle était courageuse. Pour réussir, elle s'était
mise à travailler. Très durement. Car elle a toujours
cru à la valeur du travail. D'abord pour passer ses examens,
nous confiant à des copines ou à sa mère, puis
dans sa pharmacie. Après quelques années, elle avait
commencé à gagner de l'argent. Puis beaucoup d'argent.
Pour une femme c'était presque exceptionnel. Le regard des
gens sur elle n'était plus le même. Il avait bien changé.
Elle nous racontait souvent les années de galère,
juste après le départ de notre père. Maintenant
elle vouait un culte à la réussite, la sienne, d'abord,
puis la notre, ce qui, je dois l'admettre, est tout à fait
en accord avec les mœurs de la société dans laquelle
nous vivons.
Elle rêvait de faire de nous des gens riches et cultivés,
avec du savoir-vivre, parce que notre bonheur, selon elle, passait
obligatoirement par-là. Je pensais qu'elle se trompait sur
la vie. La mienne ne ressemblait pas à la sienne. Or c'était
son expérience de la vie qui le lui avait appris toutes ces
choses qu'elle tenait à nous inculquer.
Sonia n'a fait que se soumettre et, si elle a quitté le foyer
maternel, c'était pour se retrouver dans celui d'un mari.
Je pensais à tout cela en discutant avec elle. Et, comme
nous parlions des événements qui marquèrent
notre enfance, je me rendis compte qu'elle et moi en faisions une
lecture très différente. Nous ne souffrions pas du
même mal. Sonia voulait connaître son père, moi
m'éloigner de ma mère.
Nous avons parlé longtemps de notre enfance et de notre mère.
Ma sœur disait nous avons été privilégiés.
Et je ne pouvais la contredire tout en sachant que les choses auraient
pu être bien meilleures. Notre mère était une
femme géniale, je devais l'admettre également. Sonia
me demanda de lui expliquer mes raisons de lui en vouloir. C'est
trop compliqué, lui dis-je. En tout cas, si c'est à
cause de Sandra, c'est un peu bête, quand même, que
vous restiez fâcher aussi longtemps, tu ne penses pas ?
Je compris, par sa manière calme de me présenter les
choses, qu'elle avait à cœur de mener à bien
sa mission et de faire en sorte que la mère et le fils ne
restent pas fâcher toute leur vie. Elle revint, et là
je la trouvais admirable mais particulièrement grossière,
sur les sacrifices qu'avait dû faire cette femme courageuse
pour nous élever et nous donner nos chances dans la vie.
A la fin du dîner, pour ne pas la décevoir, j'acceptai
d'aller déjeuner avec elle et son mari, chez notre mère
le dimanche suivant.
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