1er Mai 1993. Jour de la fête du travail. Je travaille
à l'hôtel à monter-descendre des valises lourdes
et légères. Je suis loin de République-Bastille
et des travailleurs qui défilent en brandissant des banderoles
à la gloire du travail. Je rate les sandwichs merguez. Je
rate la CGT, la CFDT, Force Ouvrière, Lutte Ouvrière
et les autres. Je rate le grand rendez-vous avec mes semblables,
qui défilent en faveur d'une aliénation plus douce
et mieux réussie. Mais je suis payé double, histoire
de me rappeler que ce jour a réellement un sens particulier.
Il n'y a pas grand monde à l'hôtel. Le concierge m'appelle
et me confie un message à glisser sous une porte. Huit étages
et des longs couloirs à parcourir. Il me demande de monter
les messages au fur et à mesure qu'il les prend, sachant
que je préfère attendre d'en avoir plusieurs pour
économiser mes déplacements. Quel fainéant,
me dit-il.
N'ayant pas grand chose à faire, il peut bien s'occuper de
moi.
Cela le distrait de me regarder nettoyer des cendriers dans le hall
ou effacer les traces de doigts sur les portes vitrées.
Quand, enfin, un client se décide à bouger, je suis
presque heureux d'abandonner ces tâches ingrates pour porter
des bagages. Mais je ne parviendrais pas à me libérer
de la tutelle de ce concierge car, aujourd'hui, ce qu'il me reproche
est de me suffire à moi-même alors que lui s'ennui.
Si j'avais été un travailleur normal, plutôt
que de rester seul dans mon coin, à attendre que des clients
aient besoin de mes services, j'aurais tué le temps en de
longues conversations avec lui. Nous aurions parlé de sa
maison. Des travaux qu'il y réalise. Nous aurions parlé
de ses vacances. Nous aurions parlé de sa voiture, de sa
femme, de la famille de sa femme, de ses enfants, et pourquoi pas,
de leurs maladies ou de leurs problèmes à l'école.
Il en aurait découlé une vague estime commune, tout
à fait hypocrite, qui m'aurait cependant mis à l'abri
des ces petites vengeances mesquines, ces petites humiliations qu'il
s'était décidé à m'infliger pour se
venger de le laisser s'ennuyer seul.
C'est une règle que j'ai apprise en travaillant dans cet
hôtel. Deux personnes qui s'ennuient doivent se sentir irrésistiblement
attirée l'une vers l'autre. On le remarque aisément
chez les jeunes enfants et cela reste vrai pour les adultes. Si
l'une des deux ne respecte pas cette règle, il s'attire aussitôt
l'antipathie de l'autre qui essaiera (surtout s'il est son supérieur
hiérarchique) de lui pourrir la vie puisqu'en refusant de
tuer le temps en sa compagnie, il lui pourrit la sienne. Lorsque
l'hôtel était calme, qu'aucun client ne venait les
voir ou ne leur téléphonait, derrière leur
comptoir, les concierges étaient seuls et n'avaient absolument
rien d'autre à faire qu'attendre que le temps passe pour
rentrer dans leurs villas en banlieue, à moins d'infliger,
comme ça, sans que ce ne soit méchant, des petites
brimades ou des petites humiliations au chasseur qu'ils ont sous
la main et qui semble avoir mieux à faire que les écouter
parler. Les hommes ont souvent besoin de se sentir solidaire dans
leur médiocrité. Dans les rapports entre collègues
de travail, ce n'est pas la sympathie ni l'estime qui les unit mais,
la plupart du temps, ce besoin-là.
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Cette journée me semble interminable. J'ai
commencé à 10 heures le matin, et je dois finir, comme
me l'a précisé Jean-Claude, à 18 heures 28.
Il ne me laissera pas partir avant l'heure, bien que ma présence
soit inutile. J'enrage. J'attends les bras croisés derrière
le dos, dans le hall de l'hôtel. Certains clients me saluent
en passant. Je leur rends un sourire forcé, censé
répandre ma joie de vivre. Quelque chose bouillonne en moi.
J'en ai tout simplement marre de faire le con en uniforme dans ce
hall, et de répondre à des ordres mesquins. Je voudrais
partir mais j'attends. J'attendrais plus longtemps que l'horaire
prévu pour montrer au concierge que je me moque qu'il me
laisse partir en avance ou pas. Pour qui se prend-t-il ce connard
?
Les minutes me semblent des heures. 18h35, 36, jusqu'à 40…
Enfin 40 ! Je souffle. Je quitte mon poste et je prends, d'un pas
énergique, la direction des vestiaires. Mais comment font
tous mes collègues ? Ils travaillent depuis plus longtemps
que moi et ne semblent pas souffrir de cette aliénation qui
m'étouffe aujourd'hui. Ils arrivent à s'adapter à
ce système et réussissent à tirer leur épingle
du jeu. A moins qu'ils ne souffrent autant que moi tout en faisant
preuve de plus de résistance. Je ne me sens pas de nature
à supporter ce poids. Dans ce travail, je remarque que les
choses les plus anodines deviennent vite prétexte à
des pressions psychologiques. Je me change. Je me débarrasse
de mon uniforme et enfile mon jean.
Enfin dehors. Je respire. Je me calme. Je suis libre.
A peine arrivée chez moi, j'ai allumé le poste de
télévision. Un flash spécial annonçait
le suicide d'un ancien Premier ministre. Avant de mourir, il avait
marché seul sur le bord d'un cours d'eau dont on voyait quelques
images (je supposais qu'il s'agissait bien de celui-là et
non d'images d'un autre cours d'eau que les journalistes auraient
trouvé dans leurs archives.) Une eau sombre et, de chaque
côté, l'herbe verte. Ayant commencé à
travailler très jeune, comme cheminot, on pouvait se dire
qu'il avait accompli un parcours exceptionnel pour arriver sur les
bords de cette rivière et ne pas comprendre son geste. A
quoi pensait-il au moment où… Des spécialistes
de la politique avançaient diverses hypothèses pour
expliquer cette fin tragique, dont l'échec de son parti aux
dernières élections, une dispute avec le président
ou de récents démêlés avec la justice.
Si tel était le cas, me dis-je, il aura été
l'un des rares hommes politiques dont les juges pourront se vanter
d'avoir eu la peau. Car si l'on faisait le ratio entre les mises
en examen d'hommes politique et les condamnations qui en avaient
découlées, quelque chose n'allait pas. J'avais les
yeux fixé sur mon téléviseur lorsque ma soif
d'information fut troublée. C'était le téléphone.
Il sonnait.
Je pensais entendre Louise mais se fut une autre voix féminine.
Celle d'une personne très timide. Elle me dit, Bonjour je
suis Leila, la sœur d'Akhim, puis, après un silence,
j'entendis quelqu'un s'effondrer en larme mais la voix poursuivre,
à travers les sanglots, mon frère est en prison, ils
l'ont arrête hier soir.
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