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Roman > Chap18 :

 

1er Mai 1993. Jour de la fête du travail. Je travaille à l'hôtel à monter-descendre des valises lourdes et légères. Je suis loin de République-Bastille et des travailleurs qui défilent en brandissant des banderoles à la gloire du travail. Je rate les sandwichs merguez. Je rate la CGT, la CFDT, Force Ouvrière, Lutte Ouvrière et les autres. Je rate le grand rendez-vous avec mes semblables, qui défilent en faveur d'une aliénation plus douce et mieux réussie. Mais je suis payé double, histoire de me rappeler que ce jour a réellement un sens particulier.
Il n'y a pas grand monde à l'hôtel. Le concierge m'appelle et me confie un message à glisser sous une porte. Huit étages et des longs couloirs à parcourir. Il me demande de monter les messages au fur et à mesure qu'il les prend, sachant que je préfère attendre d'en avoir plusieurs pour économiser mes déplacements. Quel fainéant, me dit-il.
N'ayant pas grand chose à faire, il peut bien s'occuper de moi.
Cela le distrait de me regarder nettoyer des cendriers dans le hall ou effacer les traces de doigts sur les portes vitrées.
Quand, enfin, un client se décide à bouger, je suis presque heureux d'abandonner ces tâches ingrates pour porter des bagages. Mais je ne parviendrais pas à me libérer de la tutelle de ce concierge car, aujourd'hui, ce qu'il me reproche est de me suffire à moi-même alors que lui s'ennui.
Si j'avais été un travailleur normal, plutôt que de rester seul dans mon coin, à attendre que des clients aient besoin de mes services, j'aurais tué le temps en de longues conversations avec lui. Nous aurions parlé de sa maison. Des travaux qu'il y réalise. Nous aurions parlé de ses vacances. Nous aurions parlé de sa voiture, de sa femme, de la famille de sa femme, de ses enfants, et pourquoi pas, de leurs maladies ou de leurs problèmes à l'école. Il en aurait découlé une vague estime commune, tout à fait hypocrite, qui m'aurait cependant mis à l'abri des ces petites vengeances mesquines, ces petites humiliations qu'il s'était décidé à m'infliger pour se venger de le laisser s'ennuyer seul.

C'est une règle que j'ai apprise en travaillant dans cet hôtel. Deux personnes qui s'ennuient doivent se sentir irrésistiblement attirée l'une vers l'autre. On le remarque aisément chez les jeunes enfants et cela reste vrai pour les adultes. Si l'une des deux ne respecte pas cette règle, il s'attire aussitôt l'antipathie de l'autre qui essaiera (surtout s'il est son supérieur hiérarchique) de lui pourrir la vie puisqu'en refusant de tuer le temps en sa compagnie, il lui pourrit la sienne. Lorsque l'hôtel était calme, qu'aucun client ne venait les voir ou ne leur téléphonait, derrière leur comptoir, les concierges étaient seuls et n'avaient absolument rien d'autre à faire qu'attendre que le temps passe pour rentrer dans leurs villas en banlieue, à moins d'infliger, comme ça, sans que ce ne soit méchant, des petites brimades ou des petites humiliations au chasseur qu'ils ont sous la main et qui semble avoir mieux à faire que les écouter parler. Les hommes ont souvent besoin de se sentir solidaire dans leur médiocrité. Dans les rapports entre collègues de travail, ce n'est pas la sympathie ni l'estime qui les unit mais, la plupart du temps, ce besoin-là.

Cette journée me semble interminable. J'ai commencé à 10 heures le matin, et je dois finir, comme me l'a précisé Jean-Claude, à 18 heures 28. Il ne me laissera pas partir avant l'heure, bien que ma présence soit inutile. J'enrage. J'attends les bras croisés derrière le dos, dans le hall de l'hôtel. Certains clients me saluent en passant. Je leur rends un sourire forcé, censé répandre ma joie de vivre. Quelque chose bouillonne en moi. J'en ai tout simplement marre de faire le con en uniforme dans ce hall, et de répondre à des ordres mesquins. Je voudrais partir mais j'attends. J'attendrais plus longtemps que l'horaire prévu pour montrer au concierge que je me moque qu'il me laisse partir en avance ou pas. Pour qui se prend-t-il ce connard ?
Les minutes me semblent des heures. 18h35, 36, jusqu'à 40… Enfin 40 ! Je souffle. Je quitte mon poste et je prends, d'un pas énergique, la direction des vestiaires. Mais comment font tous mes collègues ? Ils travaillent depuis plus longtemps que moi et ne semblent pas souffrir de cette aliénation qui m'étouffe aujourd'hui. Ils arrivent à s'adapter à ce système et réussissent à tirer leur épingle du jeu. A moins qu'ils ne souffrent autant que moi tout en faisant preuve de plus de résistance. Je ne me sens pas de nature à supporter ce poids. Dans ce travail, je remarque que les choses les plus anodines deviennent vite prétexte à des pressions psychologiques. Je me change. Je me débarrasse de mon uniforme et enfile mon jean.
Enfin dehors. Je respire. Je me calme. Je suis libre.

A peine arrivée chez moi, j'ai allumé le poste de télévision. Un flash spécial annonçait le suicide d'un ancien Premier ministre. Avant de mourir, il avait marché seul sur le bord d'un cours d'eau dont on voyait quelques images (je supposais qu'il s'agissait bien de celui-là et non d'images d'un autre cours d'eau que les journalistes auraient trouvé dans leurs archives.) Une eau sombre et, de chaque côté, l'herbe verte. Ayant commencé à travailler très jeune, comme cheminot, on pouvait se dire qu'il avait accompli un parcours exceptionnel pour arriver sur les bords de cette rivière et ne pas comprendre son geste. A quoi pensait-il au moment où… Des spécialistes de la politique avançaient diverses hypothèses pour expliquer cette fin tragique, dont l'échec de son parti aux dernières élections, une dispute avec le président ou de récents démêlés avec la justice. Si tel était le cas, me dis-je, il aura été l'un des rares hommes politiques dont les juges pourront se vanter d'avoir eu la peau. Car si l'on faisait le ratio entre les mises en examen d'hommes politique et les condamnations qui en avaient découlées, quelque chose n'allait pas. J'avais les yeux fixé sur mon téléviseur lorsque ma soif d'information fut troublée. C'était le téléphone. Il sonnait.

Je pensais entendre Louise mais se fut une autre voix féminine. Celle d'une personne très timide. Elle me dit, Bonjour je suis Leila, la sœur d'Akhim, puis, après un silence, j'entendis quelqu'un s'effondrer en larme mais la voix poursuivre, à travers les sanglots, mon frère est en prison, ils l'ont arrête hier soir.

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