Pendant longtemps, je gardai l'espoir d'une réconciliation
avec Sandra et, malgré les amis qui me conseillèrent
de l'oublier (il n'y a que comme ça que tu pourras t'en sortir,
disaient-ils, mais j'ai préféré les oublier
eux), j'attendis patiemment son retour. Après quelques jours
d'efforts, me lever, m'habiller, aller travailler, parler aux gens,
leur sourire, affronter des nuits entières, seul, avec son
souvenir ou l'attende d'un signe de sa part, puis, le matin, rentrer
chez moi, essayer de m'endormir, attendre encore, penser, repenser,
j'avais laissé tomber mon travail à l'hôtel,
car il m'était devenu trop difficile de continuer à
mener ce que l'on appelle une vie normale, entièrement bâtie
pour elle et avec elle. Je m'étais enfermé dans l'appartement
où nous avions vécu de si belles années ensemble,
bien décidé à ne plus en sortir si elle ne
revenait pas. Le directeur de l'hôtel, un homme bon et loyal,
ayant la tête bien posée sur les épaules et
un grand sens pratique, m'envoya une lettre recommandée pour
me dire que je ne faisais plus partie de son personnel. J'étais
au chômage. Chaque mois, les Assedic me donnaient suffisamment
d'argent pour payer mon loyer, à condition que je dise non
aux multiples plaisirs de la consommation, censés faire de
moi un surhomme. Cette promesse n'exerçait du reste plus
aucun attrait sur moi. Je ne pensais qu'à la jolie jeune
fille qui m'avait quittée. Où était-elle ?
Lorsque le téléphone sonnait, d'abord je me précipitais
pour répondre espérant toujours entendre sa voix.
Je fus si souvent déçu qu'après quelques semaines
je ne décrochais plus. Certains amis essayaient de me joindre
mais je n'étais plus là pour eux, ni pour personne.
Ils m'oublièrent assez vite et, sans m'en rendre compte,
je me retrouvai dans un véritable isolement. Le temps était
devenu si difficile à tuer qu'il me semblait avoir finalement,
selon les vœux du poète, suspendu son vol au pire moment.
Je regardais la télévision pour me gaver d'images
jusqu'au point où mon esprit subissait une sorte d'anesthésie
et je m'écroulais sur mon lit, comme dans un coma. Dans mes
meilleurs moments, je parvenais à ouvrir un livre. Certains
romans me procurèrent un réconfort inattendu et furent
les véritables oasis dans un désert d'amour. Il y
eut Proust me contant les malheurs de Swann avec Odette, mais aussi,
ce qui me semblait très étonnant, un roman que je
n'ai pu lâcher dés le moment où j'en avais commencé
la lecture, qui faisait parti d'un recueil de textes de Voltaire
intitulé Romans et contes, et portait en titre le nom de
son héros, Candide. En quoi les aventures du jeune Candide,
Maître Pangloss et la pauvre Mlle Cunégonde, dix mille
fois vendue, battue et violées à travers le monde
entier, finissant laide et malade, ont pu me consoler du départ
de Sandra ? C'est la question que je me suis souvent posée.
Elle m'a permis de comprendre que lorsque nous lisons, nous sommes
à la fois dans le monde réelle et dans un monde imaginaire
crée par le roman. Mais, si certaines lectures ne nous offrent,
de cette manière, qu'une simple évasion, d'autres
en revanche, par un étrange jeu de réflexion et de
correspondance entre notre vie réelle et celle du roman,
nous apportent une véritable connaissance des mystères
de ce monde. A la lecture de Du côté de chez Swann,
il me paraissait évident que, m'identifiant à Swann,
les mots de Proust m'avaient permis de nommer mon malheur et de
me l'expliquer. D'autre part, à travers le personnage d'Odette,
je voyais la perfidie de certaines femmes, ainsi que leurs sentiments
feints ; je pouvais aisément me la représenter sous
les traits de Sandra bien que cette dernière fut loin d'être
une cocotte (Albertine lui aurait sans doute mieux convenue mais,
à l'époque, je venais à peine de découvrir
l'œuvre de Proust et je n'avais lu ni La prisonnière
ni Albertine disparue). Du côté de Voltaire, en revanche,
les choses étaient plus compliquées. Il était
évident que la relation qui s'était établi
entre Candide et le jeune garçon malade d'amour qui le lisait
avait une force quasi-magique. Je compris, en me remémorant
cette période de ma vie que, pendant la lecture de ce roman,
j'avais été à la fois Candide, maître
Pangloss et Mlle Cunégonde, j'avais été l'inquisition,
j'avais été les moutons chargés des trésors
de l'Eldorado, j'avais été la chance et la malchance,
j'avais été le bonheur que l'on espère et le
malheur qui nous frappe, dont on se sort pour en connaître
un autre, j'avais été la folie du monde, les questions
sans réponse, les épreuves à surmonter et,
à la fin, cette phrase, unique, magique et profonde, la réponse
aux questions de Candide, sans doute aux miennes également
: Cultivons notre jardin. Ce livre m'avait emporté bien au-delà
de mon chagrin. Sa lecture restera une expérience inoubliable
et, si je n'ose prétendre que Candide m'a sauvé la
vie, je pense qu'il contribua certainement à quelque chose
de ce genre.
Après cette aventure extraordinaire, dans laquelle Voltaire
m'avait plongé, me faisant oublier mon malheur pour quelques
heures, j'avais décidé de sortir de chez moi. Il faisait
nuit. Je me sentais davantage moi-même. Je voulais marcher
dans la ville pour échapper au souvenir de Sandra ou retrouver
sa silhouette dans la pénombre d'une rue. Pourquoi pas dans
le quartier ? Comme elle y avait vécue, il devait tout comme
moi, garder quelques marques d'elle.
Belleville m'accueillit alors dans sa torpeur et son indifférence.
Je sentis cette odeur particulière de fruits trop mûrs,
de viande crue et d'excrément qui caractérise ce quartier
à la fin des journées les plus actives. Belleville
transpire lorsque qu'il a beaucoup travaillé. Les caractères
chinois des enseignes lumineuses se reflétaient sur les trottoirs
humides tandis que je marchais le regard perdu dans mes pensées.
Avait-il plu ? Avait-on essayé de laver Belleville ? Peine
perdue, m'étais-je dit. Le quartier est trop petit pour le
monde qui y grouille durant la journée. Des gens venus de
pays où jamais rien n'est mis au rebut. La notion de déchet,
corollaire de celle de gaspillage, n'existe pas pour eux. Ils ne
jettent jamais, ils se débarrassent comme on donne l'aumône,
en pensant que d'autres seront heureux de ramasser.
Les mots qui s'étaient formés dans ma tête,
tel que jeter ou se débarrasser, me ramenèrent à
Sandra (il en était ainsi pour la moindre de mes pensées
qui, d'apparence, n'aurait eu aucun rapport avec elle.) Mon esprit
prit alors une direction que je tentais désespérément
de lui interdire et me ramena quelques mois en arrière, à
l'époque où nous commencions à nous éloigner.
Je revoyais, comme si elle s'était déroulé
la vieille, une scène perdue dans mon souvenir.
Je venais de rentrer de l'hôtel et je m’étais
couché à côté d'elle. J'avais tenté
de l’enlacer. Elle ne voulait pas. Je m’étais
ravisé et lui avais tourné le dos pour marquer ma
mauvaise humeur. D’abord, j’ai pensé ignorer
mon désir et m’endormir comme d'habitude. Mais le geste
que j'avais fait pour l'enlacer et son refus, tel le goût
du sang pour le prédateur, m'avaient mis en appétit
et donné l'envie de la posséder. Doucement, par derrière,
j'ai glissé ma main entre ses cuisses. Elle n'eut aucune
réaction. Trouvant que son sexe n’était pas
humide mais sec, refusant de s'ouvrir à mon passage, je me
décidais à le mouiller de ma salive et par le contact
de ma langue. Je glissais donc mon corps plus bas dans les couvertures
pour mettre ma tête à la hauteur de son sexe. D'habitude,
elle aimait que j'honore ainsi cette partie si douce et odorante
de son corps. Ce matin-là, elle se mit brusquement sur son
séant, et me dit, Non. Je fis la tête ahurie de celui
que l’on vient de surprendre et qui ne comprend rien. Pourquoi
?
Elle n'avait pas envie. Nous étions à nouveau dos
à dos. Je lui ai laissé quelques minutes de répit,
puis, me retournant, je plaquai mon sexe contre ses fesses.
Très bien, me dit-elle excédée, puisque t’as
décidé de m’emmerder, vas-y prends-moi ! Je
l’ai prise. J’ai étreins son corps nu, quasi
inerte et, comme elle s'était couchée sur le ventre,
je me suis mis sur elle et je l’ai pénétrée
par derrière. Très vite, j’avais fini mon affaire.
Je regrettais. Ce que j’avais eu n’était rien.
Un grand Rien, vide de tout sens. Un Rien imparable et frustrant,
triste aboutissement de ma concupiscence. Sandra avait disparue
dans la salle de bain avant de revenir dans la chambre. Elle pleurait.
J’ai voulu m’excuser mais elle a tourné vers
moi un regard chargé de reproche. Voyant ses yeux, je me
suis énervé. J’en avais assez d’elle.
Je lui ai dit. Pauvre victime ! Jamais satisfaite ! Toujours à
te plaindre et pleurnicher !
Cette histoire, très vite oubliée à l'époque,
me revenait en mémoire avec une grande précision tandis
que je marchais. Je revoyais les gestes de Sandra, j'entendais à
nouveau ses paroles, les mots qu'elle me jetait au visage car elle
était excédée, et j'éprouvais le sentiment
honteux d'avoir abuser d'elle. Ce même sentiment que j'avais
voulu cacher derrière ma colère. Pris de remords,
je souffrais un peu plus. Je m'engageais dans des ruelles toujours
plus sombres et désertes, croyant me débarrasser ainsi
de mon triste souvenir. Après quelques pas, je retrouvai
nez à nez avec un groupe de jeunes voyous qui, visiblement,
avaient fait le tour de tous les sujets de conversation et cherchaient
une autre occupation. Je passai devant eux sans provoquer la moindre
réaction mais, au moment où je crus pouvoir enfin
respirer, l'un d'eux m'interpella. Je me retournai. Me voyant face
à lui, il plissa horriblement les yeux et fit une moue terrible
avec sa bouche, ce qui signifiait, je l'appris plus tard, qu'il
cherchait un moyen de me provoquer, de manière à voir
si, vraiment, j'avais des couilles. Heureusement pour moi, il n'eut
pas l'occasion de satisfaire sa curiosité imbécile
car l'un de ses acolytes eut au même moment une sorte de révélation
et s'exclama, Hé mais j'te connais wouat ! On s'est déjà
vu kekpart, pas vrai ? Je souriais bêtement, m'efforçant
de prendre un air détendu. Il devait certainement faire erreur.
Son visage ne me disait rien. Il paraissait pourtant convaincu de
me connaître. Et ta meuf, me demanda-t-il, kesk'elle devient
? Ça fait un bail j'la vois plus, quoi.
Voyant que j'étais connu d'un des leurs, les autres membres
de la bande ne s'intéressaient plus à moi ; l'imbécile
ne cherchait plus à me provoquer et la tension était
retombée. J'abandonnai le sourire idiot sur mon visage. Il
connaissait Sandra. En tout cas, il savait qu'elle et moi étions
ensemble. J'étais surpris et intrigué. Je lui dis
qu'il n'y avait plus de Sandra, que désormais j'étais
seul. Alors elle s'est barrée quoi, elle t'a largué
? L'un des jeunes de la bande s'énerva tout à coup,
Ouais les keums quoi, c'est keske j'vous disais t'à l'heure,
c'est toutes des putes les meufs ! Hein, franchement ? J'avais pas
raison t'à l'heure quand j'disais k'c'est des lopesas ?
Ta gueule, t'es qu'un puceau, lui répondirent ses collègues.
Et alors ? fit-il en crachant par terre tout en me jetant un regard
noir, comme si je venais d'attendre un secret qu'en dehors de ses
amis nul ne devait connaître. En dépit de ma tristesse,
je les remerciais pour tant de sollicitude et leur fis comprendre
que je devais rentrer chez moi. Le jeune qui disait me connaître
me prit alors par le bras et me dit, Ziva ! J't'accompagne un bout.
J'sais où t'habites, figure-toi.
C'était Akhim. Je crus voir un malicieux sourire sur ses
lèvres. Nous marchâmes quelques minutes en silence
puis, lorsque nous arrivâmes à quelques mètres
de l'immeuble où j'habitais, il s'arrêta et me donna
une barrette de shit, Cadeau de la maison, dit-il, avant de disparaître
sans me laisser le temps de le remercier.
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A nouveau seul dans mon appartement, j'avais roulé
deux joints. Je les avais fumés l'un à la suite de
l'autre. Ensuite, couché sur mon lit, je regardais le plafond
de ma chambre.
J'avais atteint un état de conscience étrange dans
lequel la douleur que me faisait éprouver Sandra ne m'appartenait
plus. Elle était en dehors de moi et je tentais de voir,
flottant dans les airs, quelque chose qui y ressemblait.
Je découvrais au plus profond de mon être, pour chacun
de mes actes, pour tous mes tourments, des mobiles pertinents. Je
me disais que j'étais bien bête et que, en définitive,
je n'avais jamais été amoureux de Sandra ; c'était
autre chose que je voyais et que j'aimais en elle. Elle était
une sorte de confort et de suffisance dans ma vie. J'allais jusqu'à
découvrir qu'elle n'avait été pour moi qu'un
moyen de me séparer de ma mère et de me venger d'elle.
Puis, je sentis en moi un flot de pensées, extrêmement
lumineuses, qui ne demandait qu'à se répandre sur
une feuille de papier et, à l'instar d'une matière
compact, qui attend des mains du sculpteur qu'elles la broient et
la modèlent, à être travailler par l'esprit.
Je décidai d'écrire.
Je m'étais jeté sur un bloc de feuilles, le stylo
à la main, pris d'une sorte de frénésie et,
tout en écrivant, je faisais une course folle derrière
des mots qui menaçaient de sombrer à jamais dans l'oubli
car ma main ne pouvait aller aussi vite que mes réflexions.
A peine en avais-je couché quelques-uns sur le papier que
d'autres apparaissaient, me poussant à aller encore plus
vite, encore plus loin.
Ne voulant rien perdre de mes idées, je n'en notais que les
prémices me disant qu'il serait toujours temps, plus tard,
d'y revenir et de les approfondir. La drogue me permettait de me
sentir léger et je flottais au-dessus d'affections qui, en
tant normal, m'écrasaient de tout leur poids et je m'étais
endormi dans une quiétude presque oubliée. Je ne revins
jamais à mes pensées philosophiques et mes théories
sur la vie élaborées cette nuit–là, pourtant
je pense qu'elles en valaient sûrement la peine.
Le lendemain, je m'étais mis à la recherche d'Akhim.
Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les
bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard,
dans un bar de Belleville, un grand sourire aux lèvres. Il
voulut savoir si j'avais apprécié son petit cadeau.
Evidemment, et il ne m'en restait plus. Ce n'était pas ce
qu'il avait de mieux à me proposer, me dit-il, si je voulais
vraiment fumer quelque chose de valable, il fallait que je vienne
toujours le voir lui personnellement.
Cette offre marquait le début d'une longue relation. Par
la suite, Akhim me fournit régulièrement un shit de
qualité, grâce auquel j'arrivais à mieux supporter
l'absence de Sandra. Il me confirma l'avoir réellement connue,
tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier d'ailleurs,
à qui il vendait du shit. Mais Sandra, son truc à
elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy, m'apprit-il.
J'avais fait semblant d'être au courant. En tout cas, je n'étais
pas surpris de l'apprendre étant donné la fréquence
et la nature de ses sorties avant notre rupture.
Akhim lui avait vendu ce qu'il fallait pour s'éclater jusqu'au
matin et même pendant deux jours si elle l'avait voulu. C'était
une bonne cliente.
Le fréquentant régulièrement, je me mis à
l'apprécier davantage pour lui-même que pour la drogue
qu'il me vendait. Sous l'apparence d'un petit dealer de quartier,
se cachait en réalité un garçon intelligent,
en possession d'un véritable don pour les affaires, qui aurait
pu vendre n'importe quoi s'il n'avait choisi de vendre ce qui lui
rapportait le plus d'argent ; il se foutait que son commerce soit
illégal, considérant qu'il n'y avait aucun autre moyen,
pour lui, de devenir riche. Là était son grand objectif
dans la vie, la réussite ultime pour lui qui n'était
pas plus con qu'un autre.
Mais, bien qu'il nourrisse une véritable passion pour l'argent,
il est arrivé qu'il refuse celui que je lui donnais pour
quelques grammes de shit. Il est arrivé également
qu'il m'explique que, dans son business, il avait des clients et
des amis et que moi je faisais parti de la deuxième catégorie.
Il est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer
du shit, boire un coup mais il ne buvait pas, et puis discuter.
Il venait chez moi lorsque j'étais en mesure de le recevoir.
Pas trop déprimé ni au fond de mon trou, à
chercher l'ombre de Sandra. Il venait seul, délaissant ses
fréquentations habituelles. C'est tous des galériens,
y'a rien à faire avec eux. Il voulait connaître "d'autres
choses", disait-il, se doutant qu'en dehors du monde qu'il
fréquentait, dans lequel il avait grandi, il devait y en
avoir un autre, sans doute moins vide et moins glauque et, en vérité,
beaucoup moins désespéré. Et il se plantait
devant ma bibliothèque, me laissant le soin d'allumer le
joint qu'il avait roulé.
T'as vraiment lu tous ces bouquins ? Me demandait-il souvent. Pour
la plupart, je les avais lus la nuit, lorsque je travaillais à
l'hôtel. C'est vraiment un truc de ouf ça, franchement,
tu préfères pas faire aut'chose ? Non, rien ne m'intéressait
autant que les livres si ce n'était Sandra.
Ouais, mais bon, c'est quoi tout ça ? C'est pas la vie !
Je n'étais pas d'accord. Je lui expliquais que, d'après
moi, la lecture est une grande écoute d'une personne qui
nous parle, à travers des siècles parfois, de choses
qui nous touchent, nous éveillent et nous permettent de mieux
comprendre le monde dans lequel nous vivons ou nous-même tout
simplement. Je lui montrais Du côté de chez Swann car
ce livre me consolait magnifiquement des douleurs que j'éprouvais,
dont le départ de Sandra était la cause. Proust est
un véritable génie, lui dis-je. En ouvrant le livre,
Akhim n'en douta pas. Il le trouvait très impressionnant
en raison de la petite taille et de la densité des caractères
imprimés sur toutes les pages.
Je tentais de l'inciter à la lecture, car les livres, contrairement
à l'opinion qu'il s'en faisait, ne sont pas réservés
à une élite. Je lui proposais des lectures très
abordables et qui, selon moi, lui auraient plu, mais il refusait
toujours. Pourtant, je voyais parfois ses yeux noirs briller de
tout leur éclat. Il était heureux de toucher un livre,
de l'ouvrir, d'en tourner les pages et même d'en sentir le
parfum mais, après l'avoir gardé en main pendant quelques
minutes, il me le rendait en me disant, Non, non, garde le, j'vais
pas te le prendre. Puis, par curiosité, il demandait, ça
parle de quoi exactement ? Je tentais alors de recréer avec
des mots qui m'appartenaient la magie du livre en question. Lorsque
je lui avais tout raconté, il disait, Ouais ! C'est pas mal
quoi... c'est intéressant... puis il hésitait encore
avant de répéter en secouant la tête, Mais j'peux
pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour un mec comme moi
quoi.
Il ne me vint jamais à l'esprit qu'Akhim ne savait qu'à
peine lire. J'étais, par exemple, surpris que même
les classiques, que nous étudions tous, un jour ou l'autre,
au collège ou au lycée, il ne les connût pas.
Le rouge et le noir, tel que je le lui avais raconté, lui
plaisait beaucoup et nous avions beaucoup discuté de l'ambition
et des amours de Julien Sorel. Madame Bovary (c'est une histoire
de meuf, avait-il si bien résumé) l'intéressait
beaucoup mais je n'avais moi-même que très peu apprécié
ce livre et je lui en avais parlé sans grand enthousiasme.
(Voyant, d'après mes dires, où Flaubert voulait en
venir, il avait intelligemment conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment
des meufs qui s'emmerdent.) C'est pourquoi, j'avais beau insister,
quoi que je fasse, Akhim n'acceptait jamais le livre que je lui
proposais d'emmener chez lui et de lire. Très souvent, il
mettait un terme à notre discussion en proposant de rouler
un joint. On s'fume un p'tit stick quoi, après on voit, disait-il
d'un ton sentencieux. Et nous fumions. Nous nous mettions ensuite
à parler de choses extraordinairement futiles telle que la
forme ou la qualité de ses nouvelles Nike et à rire
de n'importe quoi.
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