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Roman > Chap2 : Akhim

 

Pendant longtemps, je gardai l'espoir d'une réconciliation avec Sandra et, malgré les amis qui me conseillèrent de l'oublier (il n'y a que comme ça que tu pourras t'en sortir, disaient-ils, mais j'ai préféré les oublier eux), j'attendis patiemment son retour. Après quelques jours d'efforts, me lever, m'habiller, aller travailler, parler aux gens, leur sourire, affronter des nuits entières, seul, avec son souvenir ou l'attende d'un signe de sa part, puis, le matin, rentrer chez moi, essayer de m'endormir, attendre encore, penser, repenser, j'avais laissé tomber mon travail à l'hôtel, car il m'était devenu trop difficile de continuer à mener ce que l'on appelle une vie normale, entièrement bâtie pour elle et avec elle. Je m'étais enfermé dans l'appartement où nous avions vécu de si belles années ensemble, bien décidé à ne plus en sortir si elle ne revenait pas. Le directeur de l'hôtel, un homme bon et loyal, ayant la tête bien posée sur les épaules et un grand sens pratique, m'envoya une lettre recommandée pour me dire que je ne faisais plus partie de son personnel. J'étais au chômage. Chaque mois, les Assedic me donnaient suffisamment d'argent pour payer mon loyer, à condition que je dise non aux multiples plaisirs de la consommation, censés faire de moi un surhomme. Cette promesse n'exerçait du reste plus aucun attrait sur moi. Je ne pensais qu'à la jolie jeune fille qui m'avait quittée. Où était-elle ? Lorsque le téléphone sonnait, d'abord je me précipitais pour répondre espérant toujours entendre sa voix. Je fus si souvent déçu qu'après quelques semaines je ne décrochais plus. Certains amis essayaient de me joindre mais je n'étais plus là pour eux, ni pour personne. Ils m'oublièrent assez vite et, sans m'en rendre compte, je me retrouvai dans un véritable isolement. Le temps était devenu si difficile à tuer qu'il me semblait avoir finalement, selon les vœux du poète, suspendu son vol au pire moment. Je regardais la télévision pour me gaver d'images jusqu'au point où mon esprit subissait une sorte d'anesthésie et je m'écroulais sur mon lit, comme dans un coma. Dans mes meilleurs moments, je parvenais à ouvrir un livre. Certains romans me procurèrent un réconfort inattendu et furent les véritables oasis dans un désert d'amour. Il y eut Proust me contant les malheurs de Swann avec Odette, mais aussi, ce qui me semblait très étonnant, un roman que je n'ai pu lâcher dés le moment où j'en avais commencé la lecture, qui faisait parti d'un recueil de textes de Voltaire intitulé Romans et contes, et portait en titre le nom de son héros, Candide. En quoi les aventures du jeune Candide, Maître Pangloss et la pauvre Mlle Cunégonde, dix mille fois vendue, battue et violées à travers le monde entier, finissant laide et malade, ont pu me consoler du départ de Sandra ? C'est la question que je me suis souvent posée. Elle m'a permis de comprendre que lorsque nous lisons, nous sommes à la fois dans le monde réelle et dans un monde imaginaire crée par le roman. Mais, si certaines lectures ne nous offrent, de cette manière, qu'une simple évasion, d'autres en revanche, par un étrange jeu de réflexion et de correspondance entre notre vie réelle et celle du roman, nous apportent une véritable connaissance des mystères de ce monde. A la lecture de Du côté de chez Swann, il me paraissait évident que, m'identifiant à Swann, les mots de Proust m'avaient permis de nommer mon malheur et de me l'expliquer. D'autre part, à travers le personnage d'Odette, je voyais la perfidie de certaines femmes, ainsi que leurs sentiments feints ; je pouvais aisément me la représenter sous les traits de Sandra bien que cette dernière fut loin d'être une cocotte (Albertine lui aurait sans doute mieux convenue mais, à l'époque, je venais à peine de découvrir l'œuvre de Proust et je n'avais lu ni La prisonnière ni Albertine disparue). Du côté de Voltaire, en revanche, les choses étaient plus compliquées. Il était évident que la relation qui s'était établi entre Candide et le jeune garçon malade d'amour qui le lisait avait une force quasi-magique. Je compris, en me remémorant cette période de ma vie que, pendant la lecture de ce roman, j'avais été à la fois Candide, maître Pangloss et Mlle Cunégonde, j'avais été l'inquisition, j'avais été les moutons chargés des trésors de l'Eldorado, j'avais été la chance et la malchance, j'avais été le bonheur que l'on espère et le malheur qui nous frappe, dont on se sort pour en connaître un autre, j'avais été la folie du monde, les questions sans réponse, les épreuves à surmonter et, à la fin, cette phrase, unique, magique et profonde, la réponse aux questions de Candide, sans doute aux miennes également : Cultivons notre jardin. Ce livre m'avait emporté bien au-delà de mon chagrin. Sa lecture restera une expérience inoubliable et, si je n'ose prétendre que Candide m'a sauvé la vie, je pense qu'il contribua certainement à quelque chose de ce genre.

Après cette aventure extraordinaire, dans laquelle Voltaire m'avait plongé, me faisant oublier mon malheur pour quelques heures, j'avais décidé de sortir de chez moi. Il faisait nuit. Je me sentais davantage moi-même. Je voulais marcher dans la ville pour échapper au souvenir de Sandra ou retrouver sa silhouette dans la pénombre d'une rue. Pourquoi pas dans le quartier ? Comme elle y avait vécue, il devait tout comme moi, garder quelques marques d'elle.
Belleville m'accueillit alors dans sa torpeur et son indifférence. Je sentis cette odeur particulière de fruits trop mûrs, de viande crue et d'excrément qui caractérise ce quartier à la fin des journées les plus actives. Belleville transpire lorsque qu'il a beaucoup travaillé. Les caractères chinois des enseignes lumineuses se reflétaient sur les trottoirs humides tandis que je marchais le regard perdu dans mes pensées. Avait-il plu ? Avait-on essayé de laver Belleville ? Peine perdue, m'étais-je dit. Le quartier est trop petit pour le monde qui y grouille durant la journée. Des gens venus de pays où jamais rien n'est mis au rebut. La notion de déchet, corollaire de celle de gaspillage, n'existe pas pour eux. Ils ne jettent jamais, ils se débarrassent comme on donne l'aumône, en pensant que d'autres seront heureux de ramasser.
Les mots qui s'étaient formés dans ma tête, tel que jeter ou se débarrasser, me ramenèrent à Sandra (il en était ainsi pour la moindre de mes pensées qui, d'apparence, n'aurait eu aucun rapport avec elle.) Mon esprit prit alors une direction que je tentais désespérément de lui interdire et me ramena quelques mois en arrière, à l'époque où nous commencions à nous éloigner. Je revoyais, comme si elle s'était déroulé la vieille, une scène perdue dans mon souvenir.

Je venais de rentrer de l'hôtel et je m’étais couché à côté d'elle. J'avais tenté de l’enlacer. Elle ne voulait pas. Je m’étais ravisé et lui avais tourné le dos pour marquer ma mauvaise humeur. D’abord, j’ai pensé ignorer mon désir et m’endormir comme d'habitude. Mais le geste que j'avais fait pour l'enlacer et son refus, tel le goût du sang pour le prédateur, m'avaient mis en appétit et donné l'envie de la posséder. Doucement, par derrière, j'ai glissé ma main entre ses cuisses. Elle n'eut aucune réaction. Trouvant que son sexe n’était pas humide mais sec, refusant de s'ouvrir à mon passage, je me décidais à le mouiller de ma salive et par le contact de ma langue. Je glissais donc mon corps plus bas dans les couvertures pour mettre ma tête à la hauteur de son sexe. D'habitude, elle aimait que j'honore ainsi cette partie si douce et odorante de son corps. Ce matin-là, elle se mit brusquement sur son séant, et me dit, Non. Je fis la tête ahurie de celui que l’on vient de surprendre et qui ne comprend rien. Pourquoi ?
Elle n'avait pas envie. Nous étions à nouveau dos à dos. Je lui ai laissé quelques minutes de répit, puis, me retournant, je plaquai mon sexe contre ses fesses.
Très bien, me dit-elle excédée, puisque t’as décidé de m’emmerder, vas-y prends-moi ! Je l’ai prise. J’ai étreins son corps nu, quasi inerte et, comme elle s'était couchée sur le ventre, je me suis mis sur elle et je l’ai pénétrée par derrière. Très vite, j’avais fini mon affaire. Je regrettais. Ce que j’avais eu n’était rien. Un grand Rien, vide de tout sens. Un Rien imparable et frustrant, triste aboutissement de ma concupiscence. Sandra avait disparue dans la salle de bain avant de revenir dans la chambre. Elle pleurait. J’ai voulu m’excuser mais elle a tourné vers moi un regard chargé de reproche. Voyant ses yeux, je me suis énervé. J’en avais assez d’elle. Je lui ai dit. Pauvre victime ! Jamais satisfaite ! Toujours à te plaindre et pleurnicher !

Cette histoire, très vite oubliée à l'époque, me revenait en mémoire avec une grande précision tandis que je marchais. Je revoyais les gestes de Sandra, j'entendais à nouveau ses paroles, les mots qu'elle me jetait au visage car elle était excédée, et j'éprouvais le sentiment honteux d'avoir abuser d'elle. Ce même sentiment que j'avais voulu cacher derrière ma colère. Pris de remords, je souffrais un peu plus. Je m'engageais dans des ruelles toujours plus sombres et désertes, croyant me débarrasser ainsi de mon triste souvenir. Après quelques pas, je retrouvai nez à nez avec un groupe de jeunes voyous qui, visiblement, avaient fait le tour de tous les sujets de conversation et cherchaient une autre occupation. Je passai devant eux sans provoquer la moindre réaction mais, au moment où je crus pouvoir enfin respirer, l'un d'eux m'interpella. Je me retournai. Me voyant face à lui, il plissa horriblement les yeux et fit une moue terrible avec sa bouche, ce qui signifiait, je l'appris plus tard, qu'il cherchait un moyen de me provoquer, de manière à voir si, vraiment, j'avais des couilles. Heureusement pour moi, il n'eut pas l'occasion de satisfaire sa curiosité imbécile car l'un de ses acolytes eut au même moment une sorte de révélation et s'exclama, Hé mais j'te connais wouat ! On s'est déjà vu kekpart, pas vrai ? Je souriais bêtement, m'efforçant de prendre un air détendu. Il devait certainement faire erreur. Son visage ne me disait rien. Il paraissait pourtant convaincu de me connaître. Et ta meuf, me demanda-t-il, kesk'elle devient ? Ça fait un bail j'la vois plus, quoi.
Voyant que j'étais connu d'un des leurs, les autres membres de la bande ne s'intéressaient plus à moi ; l'imbécile ne cherchait plus à me provoquer et la tension était retombée. J'abandonnai le sourire idiot sur mon visage. Il connaissait Sandra. En tout cas, il savait qu'elle et moi étions ensemble. J'étais surpris et intrigué. Je lui dis qu'il n'y avait plus de Sandra, que désormais j'étais seul. Alors elle s'est barrée quoi, elle t'a largué ? L'un des jeunes de la bande s'énerva tout à coup, Ouais les keums quoi, c'est keske j'vous disais t'à l'heure, c'est toutes des putes les meufs ! Hein, franchement ? J'avais pas raison t'à l'heure quand j'disais k'c'est des lopesas ?
Ta gueule, t'es qu'un puceau, lui répondirent ses collègues. Et alors ? fit-il en crachant par terre tout en me jetant un regard noir, comme si je venais d'attendre un secret qu'en dehors de ses amis nul ne devait connaître. En dépit de ma tristesse, je les remerciais pour tant de sollicitude et leur fis comprendre que je devais rentrer chez moi. Le jeune qui disait me connaître me prit alors par le bras et me dit, Ziva ! J't'accompagne un bout. J'sais où t'habites, figure-toi.
C'était Akhim. Je crus voir un malicieux sourire sur ses lèvres. Nous marchâmes quelques minutes en silence puis, lorsque nous arrivâmes à quelques mètres de l'immeuble où j'habitais, il s'arrêta et me donna une barrette de shit, Cadeau de la maison, dit-il, avant de disparaître sans me laisser le temps de le remercier.

A nouveau seul dans mon appartement, j'avais roulé deux joints. Je les avais fumés l'un à la suite de l'autre. Ensuite, couché sur mon lit, je regardais le plafond de ma chambre. J'avais atteint un état de conscience étrange dans lequel la douleur que me faisait éprouver Sandra ne m'appartenait plus. Elle était en dehors de moi et je tentais de voir, flottant dans les airs, quelque chose qui y ressemblait. Je découvrais au plus profond de mon être, pour chacun de mes actes, pour tous mes tourments, des mobiles pertinents. Je me disais que j'étais bien bête et que, en définitive, je n'avais jamais été amoureux de Sandra ; c'était autre chose que je voyais et que j'aimais en elle. Elle était une sorte de confort et de suffisance dans ma vie. J'allais jusqu'à découvrir qu'elle n'avait été pour moi qu'un moyen de me séparer de ma mère et de me venger d'elle. Puis, je sentis en moi un flot de pensées, extrêmement lumineuses, qui ne demandait qu'à se répandre sur une feuille de papier et, à l'instar d'une matière compact, qui attend des mains du sculpteur qu'elles la broient et la modèlent, à être travailler par l'esprit. Je décidai d'écrire. Je m'étais jeté sur un bloc de feuilles, le stylo à la main, pris d'une sorte de frénésie et, tout en écrivant, je faisais une course folle derrière des mots qui menaçaient de sombrer à jamais dans l'oubli car ma main ne pouvait aller aussi vite que mes réflexions. A peine en avais-je couché quelques-uns sur le papier que d'autres apparaissaient, me poussant à aller encore plus vite, encore plus loin. Ne voulant rien perdre de mes idées, je n'en notais que les prémices me disant qu'il serait toujours temps, plus tard, d'y revenir et de les approfondir. La drogue me permettait de me sentir léger et je flottais au-dessus d'affections qui, en tant normal, m'écrasaient de tout leur poids et je m'étais endormi dans une quiétude presque oubliée. Je ne revins jamais à mes pensées philosophiques et mes théories sur la vie élaborées cette nuit–là, pourtant je pense qu'elles en valaient sûrement la peine.

Le lendemain, je m'étais mis à la recherche d'Akhim. Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard, dans un bar de Belleville, un grand sourire aux lèvres. Il voulut savoir si j'avais apprécié son petit cadeau. Evidemment, et il ne m'en restait plus. Ce n'était pas ce qu'il avait de mieux à me proposer, me dit-il, si je voulais vraiment fumer quelque chose de valable, il fallait que je vienne toujours le voir lui personnellement. Cette offre marquait le début d'une longue relation. Par la suite, Akhim me fournit régulièrement un shit de qualité, grâce auquel j'arrivais à mieux supporter l'absence de Sandra. Il me confirma l'avoir réellement connue, tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier d'ailleurs, à qui il vendait du shit. Mais Sandra, son truc à elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy, m'apprit-il. J'avais fait semblant d'être au courant. En tout cas, je n'étais pas surpris de l'apprendre étant donné la fréquence et la nature de ses sorties avant notre rupture. Akhim lui avait vendu ce qu'il fallait pour s'éclater jusqu'au matin et même pendant deux jours si elle l'avait voulu. C'était une bonne cliente.

Le fréquentant régulièrement, je me mis à l'apprécier davantage pour lui-même que pour la drogue qu'il me vendait. Sous l'apparence d'un petit dealer de quartier, se cachait en réalité un garçon intelligent, en possession d'un véritable don pour les affaires, qui aurait pu vendre n'importe quoi s'il n'avait choisi de vendre ce qui lui rapportait le plus d'argent ; il se foutait que son commerce soit illégal, considérant qu'il n'y avait aucun autre moyen, pour lui, de devenir riche. Là était son grand objectif dans la vie, la réussite ultime pour lui qui n'était pas plus con qu'un autre. Mais, bien qu'il nourrisse une véritable passion pour l'argent, il est arrivé qu'il refuse celui que je lui donnais pour quelques grammes de shit. Il est arrivé également qu'il m'explique que, dans son business, il avait des clients et des amis et que moi je faisais parti de la deuxième catégorie. Il est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer du shit, boire un coup mais il ne buvait pas, et puis discuter.

Il venait chez moi lorsque j'étais en mesure de le recevoir. Pas trop déprimé ni au fond de mon trou, à chercher l'ombre de Sandra. Il venait seul, délaissant ses fréquentations habituelles. C'est tous des galériens, y'a rien à faire avec eux. Il voulait connaître "d'autres choses", disait-il, se doutant qu'en dehors du monde qu'il fréquentait, dans lequel il avait grandi, il devait y en avoir un autre, sans doute moins vide et moins glauque et, en vérité, beaucoup moins désespéré. Et il se plantait devant ma bibliothèque, me laissant le soin d'allumer le joint qu'il avait roulé. T'as vraiment lu tous ces bouquins ? Me demandait-il souvent. Pour la plupart, je les avais lus la nuit, lorsque je travaillais à l'hôtel. C'est vraiment un truc de ouf ça, franchement, tu préfères pas faire aut'chose ? Non, rien ne m'intéressait autant que les livres si ce n'était Sandra. Ouais, mais bon, c'est quoi tout ça ? C'est pas la vie ! Je n'étais pas d'accord. Je lui expliquais que, d'après moi, la lecture est une grande écoute d'une personne qui nous parle, à travers des siècles parfois, de choses qui nous touchent, nous éveillent et nous permettent de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ou nous-même tout simplement. Je lui montrais Du côté de chez Swann car ce livre me consolait magnifiquement des douleurs que j'éprouvais, dont le départ de Sandra était la cause. Proust est un véritable génie, lui dis-je. En ouvrant le livre, Akhim n'en douta pas. Il le trouvait très impressionnant en raison de la petite taille et de la densité des caractères imprimés sur toutes les pages. Je tentais de l'inciter à la lecture, car les livres, contrairement à l'opinion qu'il s'en faisait, ne sont pas réservés à une élite. Je lui proposais des lectures très abordables et qui, selon moi, lui auraient plu, mais il refusait toujours. Pourtant, je voyais parfois ses yeux noirs briller de tout leur éclat. Il était heureux de toucher un livre, de l'ouvrir, d'en tourner les pages et même d'en sentir le parfum mais, après l'avoir gardé en main pendant quelques minutes, il me le rendait en me disant, Non, non, garde le, j'vais pas te le prendre. Puis, par curiosité, il demandait, ça parle de quoi exactement ? Je tentais alors de recréer avec des mots qui m'appartenaient la magie du livre en question. Lorsque je lui avais tout raconté, il disait, Ouais ! C'est pas mal quoi... c'est intéressant... puis il hésitait encore avant de répéter en secouant la tête, Mais j'peux pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour un mec comme moi quoi.

Il ne me vint jamais à l'esprit qu'Akhim ne savait qu'à peine lire. J'étais, par exemple, surpris que même les classiques, que nous étudions tous, un jour ou l'autre, au collège ou au lycée, il ne les connût pas. Le rouge et le noir, tel que je le lui avais raconté, lui plaisait beaucoup et nous avions beaucoup discuté de l'ambition et des amours de Julien Sorel. Madame Bovary (c'est une histoire de meuf, avait-il si bien résumé) l'intéressait beaucoup mais je n'avais moi-même que très peu apprécié ce livre et je lui en avais parlé sans grand enthousiasme. (Voyant, d'après mes dires, où Flaubert voulait en venir, il avait intelligemment conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment des meufs qui s'emmerdent.) C'est pourquoi, j'avais beau insister, quoi que je fasse, Akhim n'acceptait jamais le livre que je lui proposais d'emmener chez lui et de lire. Très souvent, il mettait un terme à notre discussion en proposant de rouler un joint. On s'fume un p'tit stick quoi, après on voit, disait-il d'un ton sentencieux. Et nous fumions. Nous nous mettions ensuite à parler de choses extraordinairement futiles telle que la forme ou la qualité de ses nouvelles Nike et à rire de n'importe quoi.

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