Grâce à un ami de ma mère (je dois en convenir
pour Louise), avec lequel elle avait certainement une liaison secrète
et sexuelle, si ce n'était amoureuse, J'ai été
engagé dans un grand hôtel parisien. Je tiens à
préciser : un grand hôtel, à Paris, est un établissement
dont la taille, mais aussi le standing justifie l'adjectif qu'on
lui appose.
Je renouais ainsi avec les pourboires copieux laissés par
des riches clients habitués à tout acheter.
L'ami de ma mère, m'avait arrangé un rendez-vous avec
le chef du personnel qui, de son côté, m'avait présenté
au chef concierge. A ce moment-là, le responsable de la loge,
M.Guibert, m'avait déjà accepté dans son équipe,
puisque ma candidature lui était présentée
par une personne de la direction. Il me fit néanmoins subir
un court entretien, au cours duquel il me demanda si j'avais déjà
travaillé. Je répondis oui et je lui fit part de mes
antécédents professionnels, en valorisant, bien entendu,
mon expérience de réceptionniste de nuit. Il répondit
d'un air assez dédaigneux, c'est bien ce que je pensais,
vous n'avez jamais travaillé. Je ne cherchais pas à
le contredire et j'en fus très bien inspiré, car cet
homme d'une cinquante d'année, habitué à subir
l'autorité de ses supérieurs, ne concevait pas qu'un
subalterne puisse s'opposer à la sienne ou le contredire.
Il fut satisfait de ce qu'il prit comme une marque de soumission
de ma part (et s'en était une), il inscrivit mon nom sur
un planning accroché à un mur du cagibi qui lui tenait
lieu de bureau et me fit savoir que je commencerais deux jours plus
tard, à 6 heures du matin.
Deux jours plus tard, c'était un dimanche. Il faisait nuit.
Nous étions au mois de mars et je tentais de m'extraire des
bras de Louise, sans la réveiller, à l'heure où
les fêtards rentrent se coucher. Je n'avais dormis que deux
ou trois heures mais je m'éveillais sans trop de difficultés.
Après avoir pris ma douche, je m'étonnais même
de me sentir en grande forme.
A 5H30, je n'étais pas seul dans le métro. Je distinguais
facilement deux types de voyageurs. Ceux qui, comme moi, commençaient
une dure journée de labeur, des cernes autour des yeux, et
ceux qui terminaient une nuit d'ivresse, une certaine tristesse
dans le regard, car la fête était finie ou une grande
satisfaction, car ils regagnaient enfin leurs lits. Et pour certains,
le retour à la vie réelle ne devait se faire que bien
plus tard, s'il se faisait. Ceux-là cherchaient à
abolir le temps en continuant de s'amuser jusqu'à n'en plus
pouvoir. Ils voyageaient ivres et allaient d'un lieu de réjouissance
à un autre, de la boîte vers l'after, des Champs vers
les Grands Boulevards. Assis sur un strapontin, j'en regardais qui
faisaient à vive voix des commentaires idiots entraînant
invariablement des éclats de rire. A force, ils devenaient
drôles. Deux hommes et une femme. Elle, une robe à
paillettes, dans le style des années 30, qui descendait mi-cuisse
et un boa rose autour du cou. Eux, la panoplie du parfait night-clubber
des années 70, pantalon à pattes d'éléphant,
chemise aux couleurs vives avec un col immense, largement ouvertes
sur la poitrine pour faire apparaître la grosse chaîne.
Ils portaient aussi des grosses lunettes de soleil et des chaussures
à talons compensés. Ce look ringard, remis au goût
du jour, leur allait à merveille puisqu'ils étaient
beaux jeunes hommes aux corps sveltes, l'un blond et l'autre roux,
dont les culs, bien pris dans leurs pantalons, étaient de
la sorte remarquablement mis en valeur. La jeune fille qui les accompagnait
était tout aussi séduisante et me plaisait davantage.
Elle vint s'asseoir ou plutôt s'écrouler à côté
de moi. Elle sentait fort l'alcool. Je lui adressais la parole tout
en l'aidant à se redresser. Ce qui la faisait le plus rire
était de voir nos têtes, à nous gens du commun,
si tristes en ce dimanche matin. Putain mais vous vous éclatez
jamais, cria-t-elle à des voyageurs à moitié
endormis, qui n'en avaient absolument rien à foutre. Et ses
copains pouffèrent de rire. Je répondis pour les autres,
Nous ne sommes pas obligés de toujours faire la fête
tous au même moment. Elle me regarda dans les yeux, l'air
de dire, t'es pas si con que ça toi, puis sa bouche se rapprocha
de la mienne et s'y colla. Me prenant au dépourvus, sa langue
cherchait avidement la mienne. Une autre langue que celle de Louise,
plus fine et plus douce. Ce fut un long baiser au cours duquel je
ressentis diverses impressions étranges et contradictoires.
Mes mains parcoururent la moitié de son corps, remontèrent
sur ses cuisses, à partir du genou, pour caresser son sexe
à travers une petite culotte fine que j'imaginais être
un string. Elle pris ce plaisir sans rougir. Le métro s'arrêta.
C'était la station où je devais descendre. Je la quittais
avec quelques regrets, mon sexe toujours en érection. Pour
elle, la fête continuait sans moi mais cela n'avait aucune
importance.
J'arrivai à l'hôtel, pour mon premier jour de travail,
avec des pensées qui n'avaient rien à voir avec le
travail. Je repensais à Louise que je venais de trahir. Pour
pas grand chose finalement. Je me sentais légèrement
étourdi.
Stéphane. Lui aussi était chasseur-bagagiste. Le
chef concierge, que tout le monde appelait chef, tout simplement,
l'avait chargé de m'apprendre le boulot. Il le faisait avec
plaisir, me montrant tout ce que je devais faire, ne faisant, lui,
jamais rien. Bon, là, il faut monter ces bagages à
la chambre 432. Ensuite, tu descendras la 505 mais on a le temps,
ils ne partent pas maintenant. Tu veux boire un café ? Bon,
moi j'y vais, en attendant t'as qu'à monter la 114, c'est
trois pièces de bagages, y doivent être dans la réserve.
Ensuite je t'expliquerais ce qu'il faut faire, mais j'appelle Jean-Jacques
d'abord, je vais aller boire un café avec lui. Pour mon premier
jour, j'étais tout à fait docile et je montais-descendais
les bagages, les colis, les messages, les fax, les fleurs, les chocolats
; n'importe qui pouvait me demander n'importe quoi, j'étais
ravi de le faire. Et, à mesure que nous avancions dans la
matinée, je sentais dans mes poches le poids des pièces
que j'avais gagnées et ce n'était jamais gênant.
J'avais commencé à 6h00, à 10h30 les choses
s'intensifièrent et Stéphane refit une courte apparition
pour me rassurer. A 11h00, Fernando, un troisième bagagiste,
devait arriver pour nous prêter main forte, m'apprit-il. A
ce moment, une stagiaire de la réception passa sa tête
à dans l'embrasure de la porte et nous annonça que
les bagages de M.Dubois devaient être descendus. A ma grande
surprise, Stéphane me fit laisse, j'y vais. Comme il y avait
beaucoup d'autres bagages à monter-descendre, je pensais
qu'il s'était enfin décidé à bosser.
Par la suite, j'appris que M.Dubois était un très
vieil habitué et qu'il donnait toujours des très bons
pourboires au personnel. Un client de la vieille école, comme
disait le voiturier : la grande classe.
A 11h00, comme prévus, Fernando arriva et Stéphane
invita le concierge à prendre un café. Il lui en devait
un depuis fort longtemps.
Dés qu'il eut revêtu le costume gris à bandes
vertes et dorées, que nous portions pour le prestige de l'établissement
qui nous employait, Fernando se mit à étudier le tableau
noir où nous marquions les numéros des chambres dans
lesquelles nous avions monté-descendu des bagages, ainsi
que le nombre de départs et d'arrivées prévues
pour la journée. Il fit un commentaire montrant que cela
lui semblait correct. Mais lorsque je le revis, après qu'il
eut monté des bagages dans une chambre, il avait d'autres
mots en bouche. Putain, quelle saloperie, ça va encore être
une journée de merde, vu comment c'est parti. Cinq minutes
après, il avait fait un départ. Mais c'est quoi ces
clients de merde ? T'as vu ça ? J'lui prends tous ses bagages,
y'en a au moins pour vingt kilos, et cet enfoiré, tu sais
combien y me donne comme pourboire ? Comment aurais-je pu deviner
? Deux francs cinquante, tu te rends compte deux francs cinquante
! Dis-moi, c'est pas se foutre de la gueule du monde ça ?
L'autre y m'a rien donné et lui y me laisse des clopinettes.
Je n'avais, pour ma part, aucune raison de me plaindre ni d'insulter
la clientèle bourgeoise internationale ; mes poches étaient
pleines de pièces de dix francs et de billets de vingt et
de cinquante francs. Je n'avais pas encore fait mes comptes mais
je savais que j'avais au minimum 300 francs sur moi.
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Fernando se plaignit de ne rien gagner jusqu'à
la fin de la matinée. Peu après midi, il ne disait
plus rien. Stéphane m'avait envoyé manger et lorsque
je revins, je retrouvais mon collègue mécontent en
train de siffloter. Il allait beaucoup mieux. Il regrettait de ne
pas avoir pu faire son tiercé. Il aurait pu, s'il avait eu
le fric plus tôt, mais là, il était trop tard.
Il était joueur. Les courses étaient sa grande passion.
Il jouait des grosses sommes d'argent sur des chevaux auxquels il
arrivait quelquefois de gagner des courses mais de perdre de très
peu le plus souvent. Heureusement sa femme avait l'œil sur
les finances du couple et lui empêchait d'y laisser sa chemise.
C'est pourquoi il comptait tant sur les pourboires de la journée
pour assouvir son vice. C'était un homme de quarante ans
auquel j'eus l'occasion de m'attacher et nous parlions beaucoup
ensemble. De son expérience dans d'autres hôtels et
de sa femme, grâce à qui il pouvait mener une vie normale,
après avoir, plusieurs fois, couru à la catastrophe.
Il avait travaillé à Deauville lorsqu'il était
jeune. C'était sa grande époque. Dés qu'il
avait suffisamment d'argent, il démissionnait pour passer
son temps au casino. Quand il comparait les sommes qu'il avait gagnées
aux jeux à son salaire, il faisait la grimace. Heureusement
qu'il avait rencontré sa femme pour lui apprendre à
être raisonnable, me disait-il. Mais il m'apprit qu'elle était
si parfaite qu'elle ne lui sucait jamais la bite. Il était
obligé d'aller voir des professionnelles pour cela. Il me
dit que là aussi il dépensait beaucoup d'argent et
nous en rîmes tous les deux
Lorsque Stéphane refit son apparition ce jour-là (et
je raconte cette journée parce qu'elle ressemble à
des nombreuses autres que j'ai passé à faire ce travail),
il s'était changé et rentrait chez lui. Dans son costume
civil, il avait la grande classe. C'est du sur-mesure, me dit-il
fier de lui. C'était un homme heureux, il avait un travail
tranquille, qui lui rapportait bien plus d'argent qu'avec son niveau
d'instruction un autre ne n'aurait pu le faire. La vie était
belle pour lui. Il était délégué du
personnel. Il se dépêchait de rentrer pour ne pas rater
le déjeuner avec sa femme et ses enfants dans le jardin.
A cause de la guerre du Golfe, il y avait eu une crise dont l'hôtellerie
de luxe avait beaucoup de mal à se remettre. Didier, le voiturier,
me le répétait souvent et se désespérait
de la mauvaise rétribution de ses services. Lorsque, profitant
de moments de répit, je restais sur le trottoir à
discuter avec lui tout en regardant passer les jeunes filles, il
me faisait un bilan économique des plus clair de l'évolution
des pourboires. Ce n'était plus la même clientèle.
Pour lui, le manque à gagner était flagrant. D'ailleurs,
il n'y avait qu'à voir les voitures qu'il conduisait. Ce
n'était plus des Porsches ou des Jaguars, comme avant. Cependant,
lorsque le temps n'était pas aux plaintes mais aux projets
d'avenir, il me racontait qu'avec ses pourboires, il s'était
payé une maison de campagne dans laquelle il comptait passer
ses vieux jours. Il était dans le métier depuis plus
de 30 ans. Il avait compté les années, les mois, puis
les jours qui le séparaient de sa retraite.
Le chef concierge, quant à lui, faisait beaucoup mieux :
il avait commencé à travailler, dans ce même
hôtel, en 1947, lorsqu'il avait 16 ans. Il était entré
comme groom et avait gravi tous les échelons- à l'époque
il y en avait beaucoup -, jusqu'à occuper le poste qui était
le sien. Il était beaucoup moins pressé de partir
à la retraite ; il désirait, au contraire, profiter
le plus longtemps possible de sa position, acquise après
des années de bons et loyaux services mais surtout de dévotion
et, j'imagine, d'hypocrisie.
Il était de la vieille école et pensait que le monde
s'arrêtait aux murs de l'hôtel où il avait passé
sa vie et aux lieux de débauches qu'il fréquentait.
Un bon concierge d'hôtel sait, en effet, les spectacles à
voir, à ne pas voir, les théâtres, les cinémas,
les musées, les monuments historiques, les endroits où
manger, boire, danser, baiser, se faire baiser, les piscines, les
saunas, les salles de sports, de jour comme de nuit, il est capable
d'indiquer les lieux où il faut aller pour trouver ce que
l'on recherche. On dit qu'il est capable de répondre à
n'importe quel caprice d'un client fortuné, c'est sans doute
vrai. La plupart des établissements que les concierges recommandent
aux clients des grands hôtels se doivent de les inviter afin
de les remercier ou, tout simplement, de leur faire connaître
la qualité d'une nourriture ou d'un spectacle. C'est pourquoi,
un chef concierge, s'il sait y faire, et même s'il ne sait
pas, peut manger à l'œil aux meilleures tables d'une
ville, voire même d'un pays.
M.Guibert aimait son métier et les jeunes femmes qu'il invitait
dans des restaurants où jamais on ne lui présentait
une addition. Un détail a son importance : sa voiture était
plus grosse et plus belle que celle du directeur de l'hôtel.
La vie était donc très belle pour lui aussi mais il
arrivait à la fin de sa carrière et il allait beaucoup
s'emmerder à la retraite, au point de se faire sauter la
cervelle avec un magnifique pistolet de collection, offert par un
riche client américain.
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