A mesure que nous nous éloignions de l'entreprise de Cyril,
je me sentais de plus en plus dégoûté et profondément
désespéré. J'étais au chômage
depuis six mois et je n'avais plus aucune idée d'un travail
que j'aurai pu trouver. Les chefs ou les petits patrons comme Cyril
étaient à exclure de mon monde et je regrettais de
ne pas avoir eu assez de cran pour le corriger comme l'avait fait
Akhim. En fait, moi seul aurait dû régler son compte
à ce jeune prétentieux. Mais je suis trop intégré
à un système qui exclu ce genre de réaction.
Je me laisse humilié par ceux qui peuvent me donner du travail.
Ils ont le bon rôle parce qu'étant chômeur on
n'a pas le choix. On se présente à eux avec l'espoir
de sortir d'une situation qui nous pèse et menace de faire
de nous des exclus. C'est la grande peur de notre époque
et ils en font l'instrument de leur domination.
Je doutais, dans ces conditions, que l'égalité des
hommes soit une réalité du monde du travail et je
ne pouvais accepter mon manque de réaction lorsque Cyril
avait tenté de me rabaisser. Akhim, lui, avec son tempérament
de voyou, ne s'était posé aucune question. Pour lui,
tout se règle d'homme à homme et par la force des
poings. Il s'était jeté sur Cyril sans aucun égard
pour sa position et lui avait infligé la correction qu'il
méritait. Il avait fait ça pour moi. Je lui en étais
reconnaissant mais j'étais également en proie à
un grand sentiment de colère. Une colère que je sentais
bouillonner en moi contre le monde entier. Il m'aurait fallu tout
casser et mettre le feu à la terre entière pour m'en
débarrasser.
Je restais silencieux. Même ma reconnaissance envers Akhim
se serait transformée en expression de ma colère si
j'avais ouvert la bouche. Tout en marchant, je serrais les poings
dans mes poches tandis qu'il vérifiait le bon état
de ses membres. Sa main droite lui causait quelques soucis apparemment.
Il dit, Putain, j'me suis niqué le poignet sur ce salaud.
Moi, il me semblait que ma vie entière avait été
niquée au contact de ce salaud.
Que faire maintenant ? Devenir, comme Akhim, un petit trafiquant
? Rendre service à tous ces fumeurs de shit et gagner par
la même occasion ma vie ? Non, je savais que je n'étais
pas fait pour ça. Ce métier ne s'improvise pas. Il
faut avoir le sens des affaires et celui des magouilles pour le
faire. Moi, je ne suis pas assez doué. Je vois Akhim travailler,
je le vois préparer ses rendez-vous avec ses fournisseurs.
Je le vois chercher des planques pour sa came, je le vois aussi
couper puis peser le shit pour en faire des petites barrettes ou
des grosses tablettes. Je le vois préparer les commandes
des habitués puis leur fixer rendez-vous. Untel sera toujours
bien servi, et du shit de qualité en plus, parce que c'est
un vrai connaisseur. Celui-là tu peux lui faire fumer n'importe
quoi. Akhim prend soin de la clientèle, en général.
Il se verrait bien à la tête d'une petite entreprise
finalement mais, pour le moment, c'est interdit tous ça.
Alors, je pense qu'il a plus de chance de finir en taule que dans
un conseil d'administration.
J'ai été tenté, à maintes reprises de
lui faire la morale. Maintenant je m'aperçois que j'étais
bien stupide. L'argent mène ce monde et le sens morale n'est
absolument pas compatible avec celui des affaires. Faire l'éloge
de tout ce que l'argent peut nous procurer et donner en même
temps aux jeunes le goût du travail payé une misère...
Il n'y que les hommes politiques de droite pour vendre cette idée
et leurs électeurs pour y croire. Comment donner tort à
Akhim, de gagner du fric par le meilleur moyen à sa disposition
? Rien, finalement, ne nous garantie une place dans la société,
surtout pas le fait d'être honnête.
J'avais décidé de chercher du travail et pour tout
résultat j'étais arrivé à croire davantage
au choix d'un ami dealer qu'à ma possible intégration
dans la société. Je marchais en regardant mes pieds,
sans me soucier du moindre passant. Je n'avais absolument aucune
raison de lever la tête pour essayer de voir, devant moi,
ce que l'avenir me réservait. Derrière, quelqu'un
se mit à crier. Attendez ! Oh vous deux ! Attendez-moi !
Je me retournai. C'était la secrétaire de Cyril. Elle
cherchait à nous rejoindre. J'ai pensé, non sans ironie,
qu'avons-nous oublié ? De laisser nos CV, nos références
ou nos cartes de visites ? Akhim s'est également étonné,
Qu'est-ce qu'elle nous veut là-celle ? Elle ne tarda pas
à être à notre hauteur. Il m'a viré,
nous annonçât-elle essoufflée, tout en plaquant
sa main droite contre sa poitrine, sans doute pour stopper des mouvements
qu'elle jugeait intempestifs en notre présence. Akhim (il
portait sur la joue et sur le cou des marques de griffures qui ne
pouvaient provenir que d'elle) lui répondit que nous n'en
avions rien à foutre. Elle resta silencieuse. Puis elle haussa
ses belles épaules, fit un petit sourire navré et
un pas en arrière, pour repartir. Visiblement, elle s'était
attendue à un autre accueil de notre part. Sa déception,
à peine entrevue, me toucha. Je me sentis soudain coupable.
Elle avait déjà tourné les talons. Ne trouvant
quoi dire, je réagis le plus vite possible en lui demandant
son prénom. Après avoir marqué une petite hésitation,
elle fit à nouveau un demi-tour. Louise, dit-elle, et elle
me tendit sa main. Je fus heureux de m'en saisir et de lui dire
mon prénom. Elle sourit et je pensai à la remarque
qu'avait faite Cyril, quelques minutes auparavant, à propos
des mains moites. Je rougis.
De l'autre côté de la rue se trouvait un petit bar
aux allures sympathiques. Nous pouvions voir, à travers les
grandes vitres clairsemées d'autocollants à la gloire
des routiers, des centaines de fanions d'équipes de football
accrochés aux murs et au comptoir, mais quelques jeunes également,
attablés, absolument tranquille et détendus, comme
si la vie était belle pour eux. Je proposai d'y prendre un
café pour faire davantage connaissance et écouter
le récit de notre nouvelle chômeuse. Je voulais surtout
m'assurer que nous n'étions pour rien dans la perte de son
travail.
Akhim est entré le premier et j'ai laissé passer Louise
avant d'entrer.
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Elle ne semblait pas trop affectée. Son souffle
retrouvé, elle parut même satisfaite et je fus réellement
rassuré. J'attendais une bonne occasion pour partir et c'est
vous qui me l'avez donnée, nous confia-t-elle. Un vieux monsieur
vint prendre notre commande. Il l'interrompit alors que nous attendions
une suite importante. Nous ne comprenions pas pourquoi elle avait
tellement tenu à nous rejoindre ni pourquoi elle avait attendu
que son patron se fasse agresser pour le quitter. Elle-même
ne savait pas au juste pourquoi elle avait couru derrière
nous. Elle n'y avait pas trop réfléchit, elle l'avait
fait, c'était tout.
A propos de Cyril, elle nous raconta, Quand vous êtes parti,
il a commencé à m'engueuler, alors j'en ai eu marre,
je lui ai dit qu'il avait bien mérité de se faire
casser la gueule. Il a menacé de me virer, il m'a traité
de salope. Je me suis énervé contre lui et tout ce
que j'avais sur le cœur est sorti, comme ça, sans que
je m'y attende. C'était vraiment génial, je me sens
vachement mieux à présent. Et elle souffla. Vous n'avez
pas une clope ? Nous la trouvions effectivement mieux. Elle buvait
son jus d'orange à grande gorgée et nous offrait un
grand sourire, chaque fois qu'elle reposait son verre avant de tirer
une bouffée de la cigarette que je venais de lui offrir.
Elle nous souriait avec une certaine reconnaissance comme si, vraiment,
nous étions arrivés à point. Putain quel enfer,
dit-elle, franchement quand j'y repense… Heureusement que
je me suis barrée. Y voulait sortir avec moi en plus. C'est
seulement parce qu'il n'a jamais réussi à me sauter
qu'il m'a gardé aussi longtemps, autrement, je suis sûre
qu'il m'aurait déjà virée, c'est ce qu'il à
fait avec toutes les autres… Tout en parlant, elle accompagnait
ses phrases de gestes ou de petites mimiques, qui exprimaient les
émotions de son interlocuteur ou, quelquefois, les siennes.
Akhim était fier de sa libération car, pour lui, le
travail n'a jamais été un moyen de s'enrichir, surtout
s'il est pénible. Je la trouvais géniale, mais je
me demandais si le lendemain elle ne regretterait pas son geste
et ne nous en voudrait pas d'avoir fait d'elle une chômeuse.
Comme si elle avait deviné mes pensées, elle me rassura
encore une fois. Ce n'était pas seulement cette bagarre qui
l'avait décidée à s'en aller. Cyril était
devenu un véritable connard. Elle ne mâchait pas ses
mots pour parler de lui et on pouvait effectivement croire que quelque
chose s'était afin libéré en elle. J'avais
la certitude de ne pas m'être tromper sur cet individu, malgré
tout le bien que Jésus avait pu m'en dire. Et puis, merde,
finit par dire Louise, de toute manière j'en avais plus qu'assez
de faire la conne dans cette boîte. C'est vrai quoi, ça
faisait presque deux ans que j'y étais, vous vous rendez
compte ? Deux ans c'est quoi ? Je calculais que c'était le
temps qu'il m'avait fallu pour commencer à oublier Sandra.
Après vingt minutes d’une discussion complice et agréable,
une chose étrange se produisit. Akhim changea complètement
d'attitude. Il se mit à regarder Louise d'un œil soupçonneux
et fit son possible pour refroidir l'ambiance chaleureuse qui s'était
instaurée entre nous. Lorsque je parlais, je recevais de
temps à autres des coups de pieds sous la table. Certains
de ses coups étaient si violents que je ne parvenais qu'in
extremis à ne pas crier. Quand Louise se leva et dit qu'elle
devait faire un tour aux toilettes, j'eus enfin une explication
de sa part. Cette meuf est chelou, me dit-il, d'abord elle gueule
parce que je cogne son patron et, juste après, elle nous
court derrière pour faire style vous êtes mes potes.
Il pensait que le jeune patron à qui il venait d'infliger
une bonne correction par ma faute nous avait envoyé sa secrétaire
afin de nous tendre un piège. Si ça se trouve ce keum
est plus vicieux qu'on croit, y va nous baiser comme deux bouffons
à cause d'elle. A force de vendre du shit et d'en fumer,
il devenait parano. Croire que Louise jouait la comédie.
Quelle extraordinaire comédienne alors, en vérité.
Et pourquoi ferait-elle cela ? Quel intérêt pour elle
? Ce connard de jeune patron n'avait-il pas mieux à faire
que d'envoyer sa secrétaire à nos trousses ? Dans
quel monde croyait-il que nous vivions ? Je lui dis qu'il était
révolu le temps des cow-boys ou celui de la mafia. Fini l'époque
de la violence et des règlements de compte. Plutôt
que de nous faire espionner, Cyril ira porter plainte à la
police. Pas besoin de charger sa secrétaire d'un sale boulot.
Et puis on voit bien que c'est pas le genre de fille à faire
ça.
Comme je m'étais mis à dresser un portrait flatteur
de Louise, de sa franchise, de sa loyauté, Akhim coupa court
à tous mes arguments. Putain t'as l'air d'la kiffer grave
cette meuf. T'es mordu ou quoi ? Louise est revenue juste à
ce moment là.
Akhim ne lui adressa plus le moindre mot. Il m'était difficile
de faire croire que rien n'avait changé. Mais que dire ?
Il y a des choses auxquelles on pense mais qu'on ne fait pas. Je
ne pouvais pas regarder Louise dans les yeux et lui dire qu'Akhim
se méfiait d'elle alors que j'étais amoureux d'elle,
que tout cela n'était pas contradictoire mais que nous aimerions
connaître la vérité. Pourquoi nous avait-elle
rejoint ? Pourquoi avait-elle plaqué son boulot pour nous
retrouver ?
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