Le jeune patron s'appelait Cyril. (Jésus m'avait expliqué
que tout le monde l'appelait par son prénom, même ses
employés.) De retour chez moi, je l'avais appelé.
Il était très occupé mais comme je lui dis
qu'il m'avait été vivement recommandé par Jésus
de l'appeler, il me donna rendez-vous le lendemain, à l'heure
du déjeuner.
Je tentais donc de dormir, cette nuit-là, pour être
en forme le jour suivant. Ce ne fut pas facile. Je lus durant une
bonne moitié de la nuit. Le matin, à mon réveil,
j'éprouvais une étrange appréhension. J'avais
beaucoup de mal à me l'expliquer étant donné
tout ce que je savais de ce jeune patron. Pour l'occasion, je m'étais
repassé une chemise, ce qui, après coup, ne me paru
pas absolument nécessaire pour un emploi de coursier.
Akhim traînait dans la rue du faubourg Saint Antoine. Nous
décidâmes de faire le chemin ensemble car il voulait
voir comment ça se passe quand on cherche du boulot. Dans
le métro, entre Stalingrad et Barbès, il devint curieux
et me demanda pourquoi je souhaitais être coursier. Il trouvait
très bizarre que, ayant lu tant de livres, je rencontre des
difficultés à trouver un bon travail. Il me voyait
davantage dans un boulot d'intellectuel, sans m'expliquer ce qu'il
entendait par-là. Sinon, au pire, si t'as vraiment quedal,
me dit-il, pourquoi tu deviens pas prof de céfran ? Je ne
savais que lui répondre. J'avais perdu l'envie de passer
des examens et de courir après des diplômes dont je
n'aurais, finalement, su que faire avec.
Sortis du métro, à la place Clichy, nous avons repéré
sur un plan la petite rue où se trouvait l'entreprise de
Cyril. Arrivé là-bas, Akhim a changé d'avis
; finalement il préférait attendre dehors plutôt
qu'entrer avec moi chez l'ancien patron de Jésus. On sait
jamais, dit-il, si ça se trouve y va vouloir m'embaucher
à ta place. J'ai souri, tant cela me paraissait invraisemblable.
En ouvrant la porte de l'entreprise de coursiers "Les fous
du guidon", référence sans doute à un
dessin-animé qui avait marqué ma génération
(dont le patron de l'entreprise faisait également parti),
je m’imaginais déjà tel Hermès, véritable
messager ailé, parcourant Paris en long, en large et en travers,
pour porter des messages urgents et confidentiels dans des sociétés
anonymes ou pas. J'étais donc motivé. Pour donner
encore plus de charme à ce tableau, je me retrouvais devant
une jeune fille blonde, jolie, dont la tâche était,
entre des multiples autres, d'accueillir les visiteurs avec un grand
sourire. Après s'être enquit du motif de ma présence,
elle décrocha son téléphone pour prévenir
Cyril, son jeune patron, de mon arrivée.
Ce cérémonial, très "professionnel",
cadrait mal avec le local dans lequel je me trouvais. Il y avait
de l'espace, certes, mais c'était un véritable capharnaüm.
Des documents, des bons de commandes, des plis, des colis partout
sur le moindre espace de table ou d'étagères. Les
murs étaient d'un jaune triste, recouverts des plannings
des coursiers, d'un immense plan de Paris et des affiches publicitaires
ventant les produits des clients de la boîte. La secrétaire-hôtesse-d'accueil
raccrocha et me demanda de bien vouloir patienter ; Cyril était
occupé, mais il ne devrait plus tarder. Je fis quelques pas
devant son bureau, puis je décidais de m'asseoir dans un
fauteuil qui était là, sans doute à l'intention
des clients importants tant il me paraissait confortable.
En réalité, à peine assis, je commençais
à m'y enfoncer si profondément que je m'y sentis de
plus en plus empêtré. La porte d'entrée s'ouvrit
brusquement. J'entendis un gling agressif, lequel avait sans doute
auparavant alerté, avec plus de douceur cependant, la secrétaire
de mon arrivée. Un coursier entra, jeta un œil rapide
sur moi, puis dit à la jeune secrétaire qu'il pouvait
faire encore une course avant d'aller déjeuner. C'était
un fayot qui faisait du zèle certainement. Quand il repartit,
aussi vite qu'il était arrivé, je lui lançais
malgré tout un Au revoir aimable, histoire de montrer que
j'étais très sociable. Il maugréa quelque chose
entre ses dents puis il disparut en claquant la porte et j'entendis
à nouveau le gling qui me devenait déjà familier.
Cyril n'apparaissait toujours pas. Je pensais à Akhim. Il
devait certainement s'impatienter, tout comme moi. Je sentais, de
temps en temps, le regard de la secrétaire se poser sur moi,
mais je ne trouvais rien à lui dire.
Je l'observais à l'œuvre, prendre des messages pour
son patron et enregistrer une course urgente à faire dans
l'après-midi. Devinant peut-être que j'admirais autre
chose que ses compétences professionnelles, elle me sourit.
Je n'étais pas plus à mon aise dans l'horrible fauteuil.
Au contraire, je le maudissais de plus ferme, car je m'y enfonçais
toujours, le cul le premier, comme dans des sables mouvants. J'eus
alors l'impression que seul le spectacle de ma lente chute dans
le néant la faisait sourire.
Je cherchais le prétexte, mais surtout les moyens, de m'extirper
de ce fauteuil-sable-mouvant lorsque le Boss apparu enfin.
Dans ma classification de l'espèce humaine, il faisait parti
des arrogants pourvus de ce délicat sens de l'humour qui
n'autorise qu'à rire des autres, jamais de soi-même.
Mais je ne le classais pas tout de suite, il me fallut d'abord entendre
les premiers mots qu'il prononça.
Il eut l'air de ne pas me voir et, pendant que je rassemblais toute
l'énergie musculaire nécessaire à mon élévation,
il dit, fier ou content de lui, Bon, il est où ce p'tit branleur
qui veut me voir ?
Cela ne correspondait pas à la description que Jésus
m'en avait faite. Pour m'expliquer une telle distorsion entre l'image
et le vécu, il m'aurait fallu savoir que, pour ce jeune patron
dynamique et plein d'avenir, tous les jeunes qui ne sont pas, comme
lui, à la tête d'une entreprise sont des branleurs.
Ensuite, qu'à l'époque la plus difficile, lorsqu'il
venait de créer sa société de coursiers, il
avait largement exploité des hommes tel que mon ami Jésus,
ce qui lui avait permis de prospérer ; il l'avait traité
en ami sachant qu'il valait bien trois employés. Mais cette
époque était révolue et, sa société
ayant acquis une certaine assise, il traitait ses nouveaux employés
bien différemment.
Jésus, évidemment, n'était pas au courant de
ce changement et il croyait toujours à l'image idyllique
du patron sympa qui va boire des coups avec ses salariés,
pour les faire bosser davantage sans doute.
Sa secrétaire, au moment où il cherchait un branleur,
m'a regardé de ses yeux bleus désolés réapparaître
des fonds du fauteuil-sable-mouvants, grâce à un jaillissement
qui me surpris moi-même. Le jeune patron m'identifia. Il fit
un Ah... Super ! Pour exprimer une satisfaction très énergique
et vint vers moi en me tendant sa main droite. Elle trouva la mienne
et la garda prisonnière tandis qu'il me demandait des nouvelles
de Jésus et comment je le connaissais. Je ne compris pas
très bien ce "comment". Voulait-il signifier en
quelles circonstances j'avais connu Jésus ou quelle était
la profondeur de notre amitié ? Pris au dépourvus,
je m'efforçais de lui donner une réponse cohérente.
Mais, ayant libéré ma main, il ne m'écoutait
plus et faisait une grimace. Sentant que quelque chose le dérangeait,
je me tu et il me m'annonça d'un air dégoûté,
J'ai horreur des gens qui transpirent des mains.
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Malgré ma surprise, je trouvai en moi suffisamment de repartie
pour lui répondre du tac au tac : Je ne suis pas venu ici
pour discuter de vos mains. Je faisais un gros effort pour garder
mon calme et, dans le ton sec et tranchant de ma voix, on pouvait
sans doute le percevoir. Il me jaugea puis il sourit, faussement,
comme il devait en avoir l'habitude, et s'exclama : Un partout...
! Tu viens de marquer un point mon vieux ! Et ici, si on embauche
du monde, c'est pour marquer des points pas pour se la couler douce.
Là dessus il prit un ton faussement amical et confidentiel
pour me demander : Tu sais quel âge j'ai ? Je ne savais pas.
- J'ai 27 ans ; ça fait 3 ans que je dirige cette boîte.
- ...
- Et toi, qu'est ce que tu fais, tu es quoi ?
- Moi... ? Je suis venu ici parce que je cherche du travail : j'aime
pas trop discuter...
- T'aimes pas discuter ! (il prit un air très dédaigneux)
Mais tu crois que je vais t'embaucher comment si t'aimes pas discuter
?
Au même moment, j'entendis un nouveau gling qui vint marquer
la fin de sa phrase, comme un point d'interrogation qui répond
à un autre point d'interrogation.
Ce n'était pas un coursier mais Akhim qui venait discrètement
aux nouvelles. Cyril, n'ayant pas les oreilles suffisamment alertes
pour remarquer le défit que s'étaient lancés
les deux points d'interrogations n'y prêta aucune attention
; il continuait à m'apprendre des choses importantes sur
moi-même. En fait, t'es un glandeur, disait-il, Jésus,
c'était un bosseur, tu vois, mais toi t'es un branleur. Et
ça se voit sur ton visage. T'en prends un peu trop à
ton aise, tu veux jouer au grand monsieur alors que t'es rien du
tout. Tu traînes sans savoir quoi faire. Tu sais même
pas ce que c'est de bosser. Jésus me fait perdre mon temps
avec des gars comme toi, il devrait pas me les envoyer, je gère
une boîte mince, j'suis pas une assistante social, tu comprends
? Puis, tout à coup, une idée lumineuse lui vint,
Mais… Pourquoi tu n'irais pas vendre des journaux dans le
métro comme les SDF ?
Il était content de lui et allait rire de sa plaisanterie,
mais son plaisir a pris fin très brusquement. Deux grosses
poignes se sont abattu sur lui, l'ont retourné et l'ont plaqué
contre la grande vitre opaque. J'ai crains qu'il ne passe à
travers les murs de sa société mais les vrais matériaux
sont plus solides que les décors de cinéma. La vitre
ne céda pas à la pression de son corps violemment
acculé par Akhim qui, tout en le maintenant à quelques
centimètres au-dessus du sol, lui disait, C'est quoi cette
façon de parler à mon pote, t'as vu joué ça
où ? Pour toute réponse Cyril tenta de se libéré
en lui donnant un coup de poing au visage. Mais, dans sa position,
il ne pouvait lui faire grand mal car son geste manquait d'envergure.
Akhim l'esquiva facilement et lui asséna un redoutable coup
de tête. Il frappa avec précision ; son front vint
parfaitement heurter le nez de Cyril.
Mon ami allait tuer un jeune chef d'entreprise mais ce n'était
pas, à ma connaissance, une espèce en voie de disparition.
Bien au contraire, j'approuvais au fond de moi ce qui pouvait être
fait en ce sens. La secrétaire (je l'avais presque oubliée),
s'était levée. Elle devait faire un mètre soixante-dix
et ouvrait des grands yeux surpris et paniqués mais toujours
bleues et presque transparents. Je restais sans bouger. J'avais
un œil sur elle et l'autre sur le téléphone,
au cas où il lui serait venu à l'esprit d'appeler
la police au secours de son patron ou quelque chose comme ça.
Elle préféra intervenir directement. Au moment où
elle s'élançait vers les deux hommes, Akhim balança
violemment Cyril qui alla s'effondrer sur le bureau que, pleine
de sollicitude, elle venait juste de quitter. Elle n'avait plus
qu'à le ramasser. Akhim fut plus vif qu'elle. Il était
à nouveau sur Cyril. La jolie secrétaire l'implora
d'arrêter mais il ne voulait rien entendre. Il continuait
à donner des coups. Voulant le forcer à épargner
son patron, elle le ceintura au péril de son beau visage
qui rougissait derrière des mèches blondes, également
hors de tout contrôle. J'admirais son courage mais il ne servait
pas à grand-chose.
Elle s'en rendis compte assez vite puisque, sans lâcher mon
ami, elle se tourna vers moi, se plaignit de mon inertie, affirma
que tout était de ma faute, et m'obligea à lui venir
en aide.
Je rejoignis la joute. Nous formions une jolie mêlée
à quatre. J'essayais de faire lâcher prise à
Akhim mais il n'en démordait pas, J'vais te niquer ! Promettait-il
à Cyril, J'vais te niquer ta race. Finalement, à deux,
nous avons réussi à le faire lâcher prise.
Pendant que sa secrétaire et moi retenions Akhim, le jeune
patron tentait de stopper une hémorragie nasale. Il lui restait
cependant suffisamment de verve pour nous dire, Vous ne vous en
tirerez pas comme ça. Je vous jure que vous allez entendre
parler de moi, je vais porter plainte contre vous !
Mais s'en était assez pour les menaces, nous avions suffisamment
perdu notre temps avec lui. Nous décidâmes de partir.
Après avoir lancé un regard glacial à Cyril,
Akhim fit à nouveau retentir le petit gling qui accompagnait
l'ouverture de la porte d'entrée.
De l'autre côté, quelques curieux s'étaient
assemblé pour jouir du spectacle mais aucun n'avait osé
intervenir. Nous nous frayâmes un passage à travers
eux. En passant, nous avons entendu quelqu'un nous traiter de vandales.
Akhim s'est retourné. J'vous nique tous bande d'enculés.
Personne n'a osé lui répondre. |