Elle venait d'acheter un appartement dans le 7eme arrondissement.
Un investissement qu'elle faisait aussi pour nous après tout,
disant que nous serions heureux de l'avoir après sa mort.
Ayant les moyens de s'offrir tous les soins qui permettent d'espérer
la vie éternelle, elle pouvait parler de sa mort sans aucun
problème. Nous devions savoir qu'à son âge,
il pouvait lui arriver, du jour au lendemain, n'importe quoi et
puis hop ! Adieu notre chère maman. Nous étions censés
lui répondre que non, qu'elle était encore jeune,
qu'elle nous paraissait toujours en grande forme. Elle admettait
alors que sa dernière cure lui avait fait du bien. Au cours
du repas, après le champagne et le vin qu'elle avait fait
couler pour nos retrouvailles ou l'achat de son appartement, elle
ne put s'empêcher d'évoquer les inquiétudes
qu'elle nourrissait à mon sujet.
Elle avait pensé que les choses s'arrangeraient avec le départ
de Sandra, mais elle voyait bien que c'était encore pire.
Elle, elle avait été abandonnée avec deux enfants.
Elle n'avait pas baissé les bras pour autant. Bien au contraire.
Elle avait su rebondir. Un mot que je déteste. J'ai toujours
pensé que nous devrions nous méfier de ces gens qui
rebondissent. La partie du rebond que constitue leur ascension s'accompagne
en général d'une forte perte de l'affection et de
valeurs humaines.
J'aurais pourtant pu réussir dans n'importe quel domaine,
disait ma mère, car j'étais un enfant très
intelligent. Elle parlait pour moi, pour me forcer à réagir,
mais aussi pour Simon, afin de lui dire que je n'étais pas
aussi nul que j'en avais l'air, enfin pour elle également,
pour redonner vie à un rêve qu'elle voyait s'éloigner.
Tous mes professeurs lui avaient toujours dit que je devais faire
des grandes études. Elle regrettait de ne pas m'avoir suffisamment
pousser après mon bac. D'autres élèves, qui
avaient été mes camarades de classe, s'étaient
inscrits dans des classes préparatoires à HEC. C'était
ce qu'il aurait fallu que je fasse et se fut une grande erreur,
de sa part, de me laisser faire autre chose. Elle ne s'en remettrait
jamais, surtout si je restais dans cette situation, à ne
rien faire de ma vie alors que tout le monde prépare son
avenir. Il n'était pas encore trop tard et je devais me ressaisir.
Oui, pourquoi je n'arrivais pas à me ressaisir ni à
rebondir ? J'avais déjà rejeté sa pharmacie,
je la rejetais à nouveau. Son exemple ne m'intéressait
pas. Et qu'est-ce que l'ambition ? Faut-il être ambitieux
pour être heureux ?
Il m'était difficile de dire si ma mère était
heureuse ou pas. A cet instant, elle était assise à
l'autre bout de table, juste en face de moi, et cachait son visage
dans ses mains. Il m'était également difficile de
dire si elle était sincère ou pas, car j'avais l'impression,
maintenant, que tout ce cinéma, à commencer par l'ambassade
de ma sœur, n'était qu'une vaste mise en scène,
une tentative de me remettre sur le droit chemin. J'ai fait ce que
j'ai pu, disait alors ma mère en sanglotant, j'ai voulu réussir
ma vie pour que Vous, vous soyez heureux.
Claude s'était approché d'elle pour la consoler. Lui,
il la comprenait. Sonia me regardait comme si j'étais un
monstre ; par ma cruauté et mon égoïsme j'avais
tout gâcher. Ma mère, dans les bras de son gendre,
disait que j'allais la tuer, qu'une femme comme elle ne méritait
certainement pas tout ce que je lui faisais subir. Mais non, dit-il,
c'est un gentil fils. Jamais je n'aurais cru que l'on fut capable
de tant d'hypocrisie au sein d'une famille.
Porteur d'une immense colère, je m'engouffrais en rageant
dans le métro. Après ce déjeuner, j'étais
décidé à couper les ponts. Inutile de les revoir.
Sachant me passer de Sandra, je pouvais me passer de n'importe qui
d'autre. Ma mère, avec sa pharmacie, son argent, et maintenant
son appartement dans le 7eme, s'efforçait de paraître
une véritable bourgeoise pour laver l'affront que lui avait
fait un homme en l'abandonnant. Sa vie se résumait à
une quête de la respectabilité ou, du moins, de la
réussite. C'était sa manière, à elle,
de se venger du sort qui, au début, lui avait été
défavorable en lui faisant rencontrer mon père. Elle
était parfaite et, mis à part son mariage, ne faisait
jamais la moindre erreur. Il était impossible de lui reprocher
quoi que se soit. Ma sœur et son mari étaient en admiration
devant elle. Mais je crois que c'était aussi un peu par intérêt.
Ils entraient parfaitement dans le moule et ne cherchaient qu'à
suivre son exemple de réussite. J'imaginais qu'ils mettraient
bientôt en route l'appareil reproducteur que représente
le ventre de Sonia. Ce cher Claude, en bon jardinier, pressé
de faire une récolte qu'il imagine à l'image de ce
qu'il aurait tant voulu être, devait s'empresser, chaque fois
que possible, d'accomplir son devoir conjugal en y semant la fameuse
petite graine. Attention au résultat avais-je envie de lui
dire, on est parfois très surpris, tu pourrais avoir un fils
qui me ressemble.
Sur le quai du métro, à la station Châtelet,
un homme me donna un grand coup sur l'épaule qui me fit sursauter.
Son visage me disait vaguement quelque chose. Alors, petit, tu me
reconnais pas ? Tu m'as déjà oublié ou quoi
? C'était Jésus, le serveur du "Non-Stop Café".
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Durant mon année de terminal, nous étions
toute une bande de lycéens à sécher les cours
pour nous retrouver dans ce bar. Jésus y travaillait tous
les jours même les week-ends. Nous commandions un café,
car c'était la boisson la moins cher, et nous mettions plusieurs
heures à le boire ainsi que les verres d'eau gratuits qui
l'accompagnaient. Malgré cela, Jésus était
toujours heureux de voir notre petite bande de jeune débarquer
et nous nous sentions souvent mieux avec lui qu'en classe avec un
professeur. Le patron était un con, qui se tenait toujours
derrière sa caisse, et nous jetait des regards sévères
car nous étions dans l'incapacité d'en faire sonner
le tiroir. Il n'ouvrait jamais la bouche. Jésus nous disait,
C'est un vrai radin, ou bien, S'il rit, c'est qu'il a mal quelque
part et nous rigolions. Un jour, il s'en était pris à
l'un d'entre nous, l'attrapant par le collet pour le mettre à
la porte de son établissement. Damien n'avait fait que lui
demander s'il était possible qu'il lui accorde un petit crédit.
Cette histoire aurait du nous mettre la puce à l'oreille.
Nous n'osions imaginer le pire et pourtant il se produisit. Quelques
semaines plus tard, venant prendre notre café pour cinq et
nos verres d'eau, nous ne trouvâmes pas notre serveur favori.
Le patron avait viré Jésus car la clientèle
qu'il attirait ne correspondait plus au standing de son établissement.
Nous étions jeunes et donc prompts à nous élever
contre l'injustice. Nous avions décidé de boycotter
le "Non-Stop Café", nous allions voir tous les
élèves de notre établissement, même ceux
qui n'y mettaient jamais les pieds, pour leur dire de ne plus aller
dans ce bar. Cette idée nous avait été inspirée
par un autre élève, dont j'ai appris qu'il faisait
maintenant carrière à la CGT. Nous pensions que, privé
de notre clientèle, le patron ne tarderait pas à mettre
la clé sous la porte. Seulement, après quelques jours,
d'autres clients nous avaient remplacés et, Ô miracle,
on vit l'austère tenancier sourire derrière sa caisse
et, plus fort que tout, donner son opinion sur des chevaux de course
à Longchamp ou sur des matchs de la coupe d'Europe de football.
Depuis cette fameuse affaire, qui se trouvait être ma plus
sérieuse et plus mauvaise tentative de lutte contre l'injustice,
je ne pensais plus à Jésus. Il faisait parti d'une
époque révolue de ma vie, dont tous les principaux
acteurs avaient disparus. Je ne m'attendais absolument pas à
le revoir, ni ce jour-là ni aucun autre, et, s'il ne m'avait
pas reconnu en premier, je serais passé devant lui sans m'en
rendre compte. Pourtant, il n'avait que peu changé. Toujours
la même moustache, toujours le même sourire, qui semblait
celui d'un enfant avec des vilaines dents, toujours ses yeux très
clairs et ses beaux cheveux noirs, qu'il continuait, apparemment,
à bien soigner. Il me fit une accolade fort sympathique,
en plein milieu d'une foule de gens pressés qui, bizarrement,
bien que nous fussions sur leur passage, ne nous bousculèrent
pas. Il était heureux de me retrouver par hasard bien que,
comme il me l'affirma un peu plus tard au cours de la conversation,
il pensait qu'il n'y a jamais de hasard. Il me donna des grandes
tapes sur l'épaule, ce dont j'ai horreur, en répétant,
Alors là, si je m'attendais, ça pour une surprise
! C'est incroyable ! Lorsqu'il se remit de ses émotions,
il me proposa de boire un verre et, sans me donner le temps de répondre,
il me mena à l'un de ses comptoirs que l'on trouve dans toutes
les grandes gares parisiennes, où les vrais alcooliques descendent
des demis, dès 7h00 du matin, en attendant leur train. Il
en était le gérant. Il m'expliqua qu'il avait également
la gérance d'autres établissements de ce type à
Gare de Lyon et à Montparnasse. Il me présenta sa
carte de visite. Les affaires marchaient plutôt bien pour
lui et je l'en félicitais à maintes reprises au cours
de son monologue-conversation. Lorsqu'il me dit, Et toi alors ?
Raconte un peu ce que tu deviens, je décidais de lui peindre
un tableau réaliste de ma situation plutôt que lui
mentir. Il m'écouta comme un docteur écoute un patient
qui lui dit qu'il a mal, l'air de dire que tout ça n'est
pas bien grave. Fier de la boîte de coursier pour laquelle
il avait travaillé pendant 2 ans, il me recommanda vivement
de prendre contact avec son ancien patron. Je m'étonnais
qu'il ait commis cette infidélité à sa carrière
de bistrotier. Mais là, c'était exceptionnel, me dit-il,
le patron était un gars tellement sympa, qu'on éprouvait
du plaisir à travailler pour lui. C'était, d'après
Jésus, un jeune, presque de mon âge, vraiment génial,
qui avait été pour lui à la fois un copain
et un patron, à moins que ce ne fut l'inverse : un patron
ensuite un copain. Il pensait que j'allais bien m'entendre avec
lui, il en était même certain. Alors, je pris ses coordonnées
et me dis qu'enfin j'allais pouvoir cesser d'acheter le Figaro chaque
semaine. |