Elle était partie, de manière définitive,
sans rien laisser derrière elle. Et je n'avais ni son adresse
ni son numéro de téléphone. Après un
long silence, durant lequel ni lui ni moi ne savions comment réagir,
Akhim avait dit, Bon débarras ! Des meufs comme elle, y en
a plein partout. T'en choperas d'autres. Il semblait satisfait et,
pour lui, l'affaire était close. Elle n'était plus
qu'un souvenir. Je sus très vite qu'il se trompait. Louise
ne pouvait disparaître de cette manière de ma vie.
Je devais la revoir. Le lendemain, J'eus l'idée de reprendre
contact avec Jésus, dont j'avais gardé la carte de
visite. Peut-être l'avait-il connu Louise lorsqu'il travaillait
chez Cyril. Si tel était le cas, j'espérais qu'il
pourrait m'aider à la retrouver.
Malgré de nombreuse tentative, je ne réussis pas à
le joindre. J’ai laissé plusieurs messages sur son
répondeur avant qu’il ne me rappelle le soir en me
demandant, Alors ? Y t'a embauché ?
- Non, ça n'a pas marché.
Silence à l'autre bout du fil. Grande déception puis
: Je comprends pas, y t'as pas pris ? Comment ça se fait
?
Je ne savais pas quoi lui dire. J'avais peur de lui infliger un
coup trop dur en lui faisant perdre toutes ses illusions sur ce
patron qu’il considérait tant. Il voulait absolument
savoir pourquoi Cyril ne m'avait pas embauché. Il insista.
Ne pouvant plus faire autrement, je lui racontai en détail
l'accueil de Cyril, la manière dont il m'avait traité
et l'intervention d'Akhim. Je lui racontai également la discussion
que nous avions eue dans le café avec Louise. Mais j'évitais
de lui dire qu'elle avait passé deux jours dans mon lit.
Pour finir, je lui dis très simplement que son ancien patron
n'était qu'un sale connard.
C'est vrai, dit-il, il est un peu frimeur. Puis il me demanda, Tu
cherches à revoir cette fille ? Je lui avouai que j'en avais
très envie. Je vois qui c'est, mais je la connaissais pas
vraiment. Elle est arrivée chez Cyril juste avant que je
parte. Je peux peut-être t'avoir son numéro ou son
adresse, mais y faut me donner un peu de temps pour que je me renseigne.
Je n'ai pas cherché à lui cacher à quel point
cela me ferait plaisir. Alors il m'a dit, Dans ce cas, c'est pas
très cool de lui avoir fait perdre son boulot
Deux ou trois jours passèrent pendant lesquels je pensais
sans arrêt à Louise. J'avais arpenté la rue
Amelot, de long en large, à différents moments de
la journée, espérant tomber par hasard (puisque le
hasard peut parfois bien faire les choses) sur elle. Cela ne se
produisit jamais. Heureusement, Jésus m'avait rappelé
pour m'annoncer la bonne nouvelle. Il proposait de me donner les
coordonnées de Louise le lendemain soir, à 21H00,
dans un bar qui s'appelle La Croisette. Mais c'est pas à
Cannes crut-il utile ou drôle de préciser. Je connaissais
ce bar. Louise y serait-elle ? Jésus refusa de m'en dire
davantage. Il revint sur l'incident que nous avions eu avec Cyril.
Il me dit qu'en échange du numéro de Louise, il attendait
quelque chose de ma part. Je promis tout ce qu'il voudrait. Alors
il me demanda de convaincre Akhim de présenter des excuses
à Cyril. Il m'apprit qu'il avait arrangé les choses
avec son ancien patron. Ce dernier était prêt à
ne pas porter plainte contre nous si nous lui présentions
des excuses. Cela ne faisait absolument pas parti des habitudes
d'Akhim qui, je le savais, lui aurait répondu : Tu veux qu'on
baisse nos frocs devant cet enculé ? T'es ouf ou quoi ? Mais
je promis quand même pour revoir Louise.
Après avoir raccroché, je me mis à la recherche
de mon dealer préféré dans Belleville. Depuis
que Louise avait claqué ma porte, je ne l'avais pas revu.
J'avais une chance de le trouver sur la petite place, en bas du
parc de Belleville où, au pire, ses copains, qui y passent
leurs journées, me renseigneraient.
C'est effectivement ce qui se produisit. Il est tipar, me fit un
jeune au crâne rasé portant chaîne en or et survêtement
Nike sur chaussures Adidas. En général, ces jeunes
font économie de parole lorsqu'ils s'adressent à des
personnes étrangères à leur bande, mais, grâce
à Akhim, j'étais suffisamment connu d'eux pour qu'ils
daignent m'en dire un peu plus. Mon ami était allé
voir un gars, à Saint-Denis, et il allait revenir, peut-être
dans la soirée, mais ce n'était pas sûr. Ne
me restait plus qu'à les remercier, au moins pour leur montrer
que cela était encore d'usage.
Voulant profiter plus longtemps de cette petite ballade, je fis
un détour pour rentrer chez moi. Présenter des excuses
à un homme tel que Cyril était absolument indigne
d'Akhim. C'était à cause de moi qu'il s'était
battu. Moi seul devait arranger les choses ou en subir les conséquences.
Ne valait-il pas mieux ne rien demander à mon ami ? Dans
ce cas, ne pas tenir parole vis-à-vis de Jésus ? Je
me demandais si j'étais un homme d'honneur et de parole.
Cyril, à coup sûr ne l'était pas. Jésus
l'était, Akhim également. La connaissance du mot dilemme
pourrait vous permettre de savourer le caractère cornélien
de la situation à laquelle je devais faire face. Les vrais
dilemmes ne sont pas vécus tous les jours. D'un côté
l'honneur, de l'autre l'amitié. Je me sentais bêtement
grand, comme les héros de tragédie, mais aussi dans
la merde et ça, c'était la réalité.
Je pris une décision : celle de tout mettre en oeuvre afin
d'obtenir d'Akhim qu'il s'excusa auprès de Cyril. Tout en
marchant, j'essayais de trouver un plan pour aboutir à mes
fins. Il me fallait de très bons arguments pour le convaincre.
Le fait que Cyril ne porte pas plainte pouvait en être un.
En traversant le boulevard de Belleville, cet argument me parut
assez mince et il ne fut plus du moindre poids dans la rue du faubourg
du temple, à moins, me dis-je, qu'Akhim ait peur de la police.
Ses copains qui traînent et, sans que ce soit péjoratif,
finissent pas se désigner comme de la racaille (terme qui
désigne, au sens figuré, des choses sans valeur, mais
le savent-ils ?), lui avaient transmis le message suivant : Y'a
ton pote du 10 qui t'cherche. A peine arrivé chez moi, Akhim
se mit à rouler un joint. Du shit marocain. Il l'avait obtenu
directement chez l'importateur, à La Courneuve finalement.
La fumée du joint s'élevait jusqu'au plafond. Je
l'appréciais. Il était fort mais se laissait fumer
tout en douceur. Ses effets furent presque immédiats. Une
grande torpeur m'envahit et je souris, fatigué de moi, de
mes illusions et de mes efforts pour influer sur les événements
de mon existence. Mais cette lassitude n'était pas désagréable.
Putain, j'en connais qui vont kiffer grave avec ace, affirma Akhim
à sa troisième bouffée. Je tentais de lui parler
de Louise. Il n'avait pas changé d'avis à son sujet
: c'était une pute. Je répondis qu'elle était
vachement cool en réalité. Je voulais lui parler de
Cyril aussi, lui expliquer ce que Jésus m'avait demandé
et pourquoi je voulais qu'il le fasse, mais je n'y parvins pas.
C'est lui qui se mit à me raconter une petite histoire.
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Certains jeunes, avec lesquels il avait fait un peu de business, où
qu'il avait connus, ont gagné plein de thunes, me disait-il.
Ils se sont acheté des belles voitures. Ils ont tourné
dans le quartier au volant de bolides qu'ils avaient payés
en espèces tout en ne sachant quoi faire. Quelquefois, ils
faisaient monter des filles et les emmenaient faire un tour. Ils
finissaient par les baiser sur un parking et revenaient, tout fier
de s'être vider les couilles, s'en vanter auprès de
leurs potes. Comme c'était toujours les mêmes filles,
qu'ils connaissaient depuis fort longtemps, ça devenait trop
monotone. Il leur en fallait des nouvelles. Ils sont partis les
chercher ailleurs. Ils sont tombés sur des jeunes droguées,
futures prostitués qu'ils ont aidé à mettre
un pied dans l'étrier. Dés qu'une fille leur rapportait
de l'argent, ils gonflaient encore plus leurs torses. L'une d'entre
elle en a eut assez de donner tout son fric à un jeune frimeur,
elle s'est embrouillée avec lui pour une histoire bizarre.
Elle est allée voir un autre gars, un vrai pro celui-là,
soi-disant pour lui acheter son indépendance. Le gars ne
rigolait pas. Il a pris des flingues et quelques potes et ils ont
fait une descente dans le quartier. Rien que pour faire peur et
montrer qui ils étaient. Mais les potes d'Akhim ne se sont
pas dégonflés. Celui qui était avec la fille,
celle qui voulait être indépendante, a dit qu'il n'était
pas question qu'il baisse son froc devant n'importe qui. Il a battu
la fille à mort, puis il s'est trouvé un flingue et
il se baladait toujours avec. Il l'a fait pendant 3 jours, le quatrième
il s'est fait avoir. Ils l'ont buté. Le pire dans cette histoire,
c'est qu'il aimait vraiment cette pouffiasse, le gars qu'est mort.
Et elle, elle l'adorait. Après sa mort, elle s'est fait un
dernier shoot. Le genre sans retour. On l'a retrouvée morte
d'une overdose. Les autres, c'est pareil, ils font confiance à
des meufs, veulent faire du fric avec elles et puis ça foire.
Ils sont tous morts ou en taule. C'est comme ça que ça
se passe. Akhim le sait très bien. Combien en a-t-il connu
qui ont mal fini à cause d'une jolie fille ? Un nombre incroyable.
C'est pourquoi, lui, il ne veut ni faire étalage de son fric
ni se mettre avec une gonzesse. Son but n'est pas de frimer comme
les autres imbéciles, ni de tomber raide dingue d'une salope.
Il avait raison d'être prudent, mais ce qui aurait été
encore plus judicieux de sa part, c'est qu'il cessa complètement
ses activités alors qu'il était encore temps et qu'il
devienne honnête. Ce mot l'a fait rire. Mais qui est honnête
? M'a-t-il demandé, l'autre pédé de Cyril,
tu crois qu'il est honnête ? On peut pas gagner du fric en
étant honnête. Même les hommes politique, tu
vois bien qu'ils magouillent.
Effectivement, je n'avais peut-être pas employé le
mot qu'il fallait. C'était trop bête. Quels exemples
pouvais-je lui donner ? Quels arguments ? Je ne savais plus. Je
pensais à Louise. Mais cette fille ne nous a pas racontés
de conneries, lui dis-je, tu peux me faire confiance. De suite,
je me rendis compte que je venais de prononcer un autre mot malheureux.
Akhim a braqué sur moi son regard noir. Toi, tu me parles
de confiance ? J'ai qu'un conseil à te donner quoi : méfies
toi de cette meuf. Ensuite il a soufflé. La fumée,
en sortant de sa bouche, a formé un petit nuage au-dessus
de nos têtes. Il m'a passé le joint. J'ai pris une
bouffée. Je n'avais plus les idées très claires.
Il s'est levé, moi, dans mon état, je n'aurais pu
le faire ; le shit marocain m'avait cloué au canapé.
Je l'ai entendu, dans la cuisine, se servir un verre d'eau. Il est
revenu dans le salon. C'est alors que je lui ai demandé s'il
croyait aux rêves prémonitoires. C'est quoi ce truc
? Je lui ai expliqué. Des rêves que l'on fait et qui
se réalisent. Et j'ai menti. Je lui ai dit que j'en avais
fait un qui le concernait. Comme prévus, il fut curieux de
l'entendre.
J'avais rêvé, lui dis-je, qu'il avait quitté
le quartier. L'arrivée de gens suspects (qui se sont avérés
être des flics en civil) lui avait fait comprendre qu'il devait
se mettre au vert. Il était parti sans laisser d'adresse,
abandonnant tous ses clients, des pauvres camés, à
leur pauvre sort. J'en croisais quelques-uns qui traînaient.
Certains me demandaient si j'avais des nouvelles. Je leur répondais
toujours de la même manière. Je ne savais pas où
il était ni quand il reviendrait. Les plus optimistes se
disaient qu'il était parti prendre livraison et étaient
persuadés que leur dealer favori reviendrait avec une quantité
incroyable de came. Une poudre vachement bonne et cool pour eux.
Ils étaient comme des gosses : ils attendaient le Père
Noël. Le temps passait et ils réussissaient à
faire naître une vraie rumeur, si bien que les flics, déjà
sur la piste de Akhim, avaient la conviction d'avoir ferrer un très
gros poisson. On pensait qu'il allait inonder Belleville de stupéfiant.
Tous les camés l'attendaient maintenant comme le Messie.
Les flics devenaient de plus en plus nerveux à mesure que
la rumeur de son retour s'amplifiait. D'autres dealers, doublement
malhonnêtes, vendaient déjà la fameuse came
qu'il était censé ramener. Ils faisaient monter les
prix en disant que c'était elle, qu'elle était enfin
arrivée. Des gars, après s'être shootés,
l'avaient trouvée tellement bonne, qu'ils s'étaient
persuadés de l'avoir acheté à Akhim lui-même.
Ils l'avaient vu, ils y avaient goûté : c'était
de la balle. Akhim était un Dieu. Toutes les polices de France
étaient à ses trousses.
Akhim m'avait écouté attentivement et lorsque j'eus
fini de lui raconter ce rêve, il me demanda de revenir sur
certains détails. Il voulait surtout savoir comment, dans
mon putain de rêve, les flics réussissaient à
le choper. Il me disait, Réfléchis bien quoi, ils
ont fini par m'avoir, vraiment ?
J'avais réussi à éveiller en lui quelques
inquiétudes. C'était la première partie de
mon plan. Je comptais ensuite le persuader de se tenir à
carreau et, enfin, dans la dernière partie du plan, lui faire
comprendre qu'il avait intérêt à éviter
que Cyril ne porte plainte. C'est seulement alors que je comptais
lui parler de la proposition de Jésus. Nous nous excusons
et Cyril ne porte pas plainte. D'ici quelques jours, je pensais
qu'il serait mûr pour accepter ce marché. Si ça
se trouve, je flippe pour rien, dit-il en se levant pour s'en aller,
les rêves ne se réalisent pas toujours quoi. Il se
trompait. Rien n'était plus réel que mon rêve
prémonitoire, fruit de mon imagination fertile. J'ai tendu
la main, elle a claqué contre la sienne puis j'ai serré
le poing et nos mains se sont à nouveau rencontrées,
poing contre poing..
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