ROMAN & NOUVELLES
thierry françois - L'origine des maux
Chapitre 1 |
Chapitre 2 |
Chapitre 3 |
Chapitre 4 |
Chapitre 5 |
Chapitre 6 |
Chapitre 7 |
Chapitre 8 |
Chapitre 9 |
Chapitre 10 |
Chapitre 11 |
Chapitre 12 |
Chapitre 13 |
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Chapitre 15 |
Chapitre 16 |
Chapitre 17 |
Chapitre 1 : Sandra
J'ai rencontré Sandra à la faculté. C'était en début d'année, l'une des rares fois où j'y mettais les pieds. Nos regards se sont croisés à maintes reprises durant un cours d'histoire de l'art, alors qu'un professeur, sans doute émérite, tentait de nous démontrer qu'il avait acquis des connaissances intellectuelles auxquelles peu d'entre nous pouvions raisonnablement prétendre. Quelques heures après ce cours, nous nous sommes retrouvés par hasard sous un abribus. Nous avons fait connaissance tout en étudiant les horaires jamais respectés, puis les itinéraires du 160 et du 280 à travers la ville. Le 160 est arrivé le premier mais je ne suis pas monté à l'intérieur, bien qu'il se soit arrêté quasiment à mes pieds, les portes grandes ouvertes. Je suis resté sur le trottoir un grand sourire aux lèvres à l’attention de Sandra. J’ai pris, comme elle, le 280.Nous nous sommes ensuite revus très souvent. Chacune de nos rencontres était un véritable plaisir et nous ne manquions jamais de sujet de conversation. Nous allions au cinéma ou dans des fêtes organisées par des étudiants. Nous nous téléphonions tous les jours, et, lorsque nous avons commencé à nous étreindre, nous peloter, et nous embrasser devant les copains, il fut évident que nous devions vivre ensemble.
Grâce à un boulot de réceptionniste de nuit, que j'avais trouvé dans un petit hôtel proche de l'Odéon, nous avons pu nous installer. Il était hors de question que je fasse appel à ma mère pour nous aider, c'est pourquoi ce travail était une véritable aubaine, non seulement pour moi, mais, je le pensais très fort à l'époque, pour Sandra également.
Il consistait à rester éveillé toute la nuit, d'abord sortir des rapports sur l'activité de la journée, combien de clients, combien d'argent, le directeur voulait tout savoir, ensuite récolter les commandes de petits-déjeuners au lit accrochées aux portes des chambres qui sollicitaient ce service.
Au petit matin, je réveillais, par des appels téléphoniques, les clients qui commençaient tôt leur journée, souvent en raison d'un avion à prendre. Quand ils arrivaient à la réception à moitié endormis, je leur présentais avec le sourire une facture. Ils la réglaient, un peu plus éveillés, avant de prendre place dans un taxi. S'ils avaient un peu de temps devant eux, je ne manquais jamais de leur offrir un bon café, espérant ainsi augmenter le montant du pourboire qu'ils me laisseraient.
Lorsque j'arrivais à bien m'organiser et que l'hôtel n'était pas complet, je ne consacrais pas plus de trois heures à l'accomplissement de toutes ces tâches. Il me restait alors du temps dont, n'ayant personne sur le dos pour m'ennuyer ou me dire ce qu'il fallait en faire, je pouvais disposer à ma guise.
Plutôt que réviser des cours, je préférais lire pour mon plaisir. Je lisais des romans, essentiellement, mais aussi de la poésie, des biographies, des livres d'histoires ou des essais. Je m'intéressais beaucoup à la Russie du début du XXeme siècle. La révolution, évidemment, mais surtout Nicolas II, que je trouvais un personnage romantique car, au contraire de son père ou de son grand-père, il n'était pas du tout "un animal politique". Durant son règne, il s'est efforcé de préserver l'héritage de ses ancêtres. Telle était sa conception de son devoir de tsar. Le pouvoir ne l'intéressait guère. Il aurait vécu parfaitement heureux avec sa femme et ses cinq enfants sans cette couronne si lourde à porter. Ce contraste, si fort, entre ses aspirations naturelles, sa simplicité, et la fonction qui lui était échue a entraîné sa mort, ainsi que celle de sa famille. C'est pourquoi son destin m'a toujours paru une illustration parfaite du caractère aléatoire de notre existence.
J'étais convaincu que des forces supérieures, contre lesquelles il est vain de lutter, agissent sur certains individus, très souvent pour leur malheur. Ces forces dépassent très largement l'entendement humain. Certains disent le hasard ou la fatalité, d'autres l'esprit malin ou le mauvais sort, mais d'autres encore la volonté de Dieu, ce qui me semblait l'expression la plus juste. Une vie d'échec, signe que l'on est proche de ces forces (sous leur forte influence du moins), me paraissait donc plus noble qu'une vie réussie, au sens où la plupart des gens entendent cette expression, c'est à dire argent, bonheur et notoriété. Cette idée, car il est évident qu'il ne peut s'agir que d'une abstraction, me faisait préférer la vie de Van Gogh à celle de Picasso, de Louis XVI à celle de Louis XIV, de Kafka à celle de Proust. Contrairement à l'idée reçue, je savais pouvoir apprendre plus de ceux qui échouent que de ceux qui réussissent, même lorsque l'échec n'est pas à la mesure d'un grand talent ou d'une situation exceptionnelle. Les vies de ces hommes, que l'on qualifierait dans le langage moderne de loosers, je les retrouvais transcendées par le génie littéraire dans quelques grands romans. J'avais lu, par exemple, en trois nuits, 100 ans de solitude, le chef-d'œuvre de Gabriel Garcia Marquez. Ce livre m'avait réellement passionné. A ma connaissance, il n'y a pas de plus belle saga familiale. Ni de plus beau livre sur la vanité de nos passions, nos combats et même de nos oeuvres grandioses. J'ai également découvert Paul Auster. En lisant les romans de cet écrivain américain, j'éprouvais un sentiment étrange et contradictoire, à la fois de manque et de plénitude. Cela provenait de la tournure de sa phrase, simple et épurée, qui donne l'impression d'une économie de mots tout en nous disant l'essentiel sur une situation ou sur un personnage. Auster me décrivait d'une manière époustouflante l'Amérique du hasard, de la solitude et du malaise, un pays de déshérités, comme on dit, de ces loosers dont j'étais si intéressé à connaître la vie.
Au petit matin, je rentrais chez moi en ayant atteint un quota extraordinaire de pages lus et d'aventures vécues sans quitter une chaise. M'entendant rentrer, Sandra se réveillait et nous faisions l'amour avant que je ne m'endorme. Mon travail me rapportait bien plus d'argent que les ordinaires jobs d'étudiants et, n'attendant pas grand chose de la vie, je pourrais écrire que, à cette époque, nous étions presque heureux, Sandra et moi, sans soucis et indépendants.