ROMAN & NOUVELLES

Chapitre 3 : Candide

Après quelques jours d'efforts, me lever, m'habiller, aller travailler, parler aux gens, leur sourire, affronter des nuits entières, seul, avec l'attente d'un signe de Sandra, puis, le matin, rentrer chez moi, essayer de m'endormir, attendre encore, penser, repenser, j'ai tout laissé tomber. Il m'était devenu trop difficile de continuer à mener ce que l'on appelle une vie normale, entièrement bâtie pour elle et avec elle.
Chaque mois, les Assedic me donnaient suffisamment d'argent pour payer mon loyer, à condition que je dise non aux multiples plaisirs de la société de consommation censés faire de moi un surhomme. Cette promesse n'exerçait du reste plus aucun attrait sur ma personne. Je gardais l'espoir d'un retour de Sandra et, malgré les amis qui me conseillaient de l'oublier (il n'y a que comme ça que tu pourras t'en sortir, disaient-ils, mais j'ai préféré les oublier eux) j'attendais qu'elle se manifeste d'une manière ou d'une autre. Le temps était devenu si difficile à tuer qu'il me semblait avoir finalement, selon les vœux du poète, suspendu son vol au pire moment. Je regardais la télévision pour me gaver d'images jusqu'au point où mon esprit subissait une sorte d'anesthésie et je m'écroulais sur mon lit, comme dans un coma.
Dans mes meilleurs moments, je parvenais à ouvrir un livre. Certains romans me procurèrent un réconfort inattendu et furent les véritables oasis dans un désert de tristesse et de mélancolie. Il y eut Proust me contant les malheurs de Swann avec Odette, mais aussi, ce qui me semblait très étonnant, un roman que je n'ai pu lâcher dés le moment où j'en avais commencé la lecture, qui faisait parti d'un recueil de textes de Voltaire et portait en titre le nom de son héros, Candide.
En quoi les aventures du jeune Candide, de son serviteur Maître Pangloss et de sa jeune fiancée, Mlle Cunégonde, dix mille fois vendue, battue et violées à travers le monde entier, finissant laide et malade, ont pu me consoler du départ de Sandra ? C'est la question que je me suis souvent posée.
Je n'ai compris que bien plus tard, en me remémorant cette période de ma vie, qu'au cours de la lecture de ce roman, j'avais été à la fois Candide, maître Pangloss et Mlle Cunégonde, j'avais été l'inquisition, j'avais été les moutons chargés des trésors de l'Eldorado, j'avais été la chance et la malchance, j'avais été le bonheur que l'on espère et le malheur qui nous frappe, dont on se sort pour en connaître un autre, j'avais été la folie du monde, les questions sans réponse, les épreuves à surmonter et, à la fin, cette phrase, unique, magique et profonde, la réponse aux questions de Candide, sans doute aux miennes également : Cultivons notre jardin.
Ce livre m'avait emporté, durant quelques heures, bien au-delà de mon chagrin car, lorsque nous lisons, nous sommes à la fois dans le monde réel et dans un monde imaginaire crée par le roman. Et, si certaines lectures ne nous offrent, de cette manière, qu'une simple évasion, d'autres, en revanche, par un étrange jeu de réflexion et de correspondance entre notre vie réelle et celle du roman, nous apportent une véritable connaissance des mystères de ce monde.
La lecture de Candide constitue, pour moi, une expérience inoubliable. Mais Candide c'était également moi, pour avoir cru qu'à vingt ans, parce que j'avais fait certains choix, je vivais avec Sandra et j'avais un travail, je connaissais tout de la vie.
J'ai vue mon petit monde s'écrouler comme un château de carte. Un monde dont je pensais avoir la maîtrise. J'admire chez le héros de Voltaire qu'il n'ait jamais pu dire "je sais" mais "cultivons notre jardin".
Toutefois, il existe un décalage avant que les choses que nous comprenons ou que nous acceptons, nous puissions les appliquer à notre vie. Je m'étais mis à lire énormément à cette époque mais ce n'était pas suffisant pour oublier Sandra.