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Chapitre 6 : Akhim

Le lendemain, je m'étais mis à la recherche du jeune qui m'avait fait cadeau de ce remède si efficace contre mon mal. Il s'appelait Akhim avais-je appris. Je m'étais adressé aux bonnes personnes, dans les bons endroits, si bien qu'il m'accueillit, deux jours plus tard, dans un bar de Belleville, un grand sourire aux lèvres. Il voulait savoir si j'avais apprécié son petit cadeau. Evidemment, et il ne m'en restait plus. Il souriait. Ce n'était pas ce qu'il avait de mieux à me proposer, m'avoua-t-il, si je voulais vraiment fumer quelque chose de valable, il fallait que je vienne toujours le voir lui personnellement, car il vendait la meilleure herbe et le meilleur shit de Belleville. Je n'avais qu'à me renseigner, tout le monde le connaissait, personne ne s'était jamais plaint. Je n'avais aucun mal à le croire, il me semblait un dealer sérieux.

Je devins donc un habitué. Akhim me fournissait un shit de qualité, grâce auquel j'arrivais à mieux supporter l'absence de Sandra. Il me confirma l'avoir bien connue, tout comme il connaissait la plupart des jeunes du quartier d'ailleurs, à qui il vendait du shit. Mais Sandra, son truc à elle, c'était plutôt la coke ou l'ecstasy, m'apprit-il. J'avais fait semblant d'être au courant. En tout cas, je n'étais pas surpris de l'apprendre étant donné la fréquence et la nature de ses sorties avant notre rupture.
C'était une bonne cliente ta meuf, me confia-t-il, mais elle prenait trop de trucs un peu ôche quand même. Et c'est toi qui lui vendait ? Franchement, moi ou un autre gars… ça fait pas une grande différence. Mais il s'était reprit, non, y a quand même des trucs que je vendrais jamais.
Son talent pour le commerce était tel qu'il aurait pu vendre n'importe quoi s'il n'avait choisi de vendre ce qui lui rapportait le plus d'argent. Il se foutait que son commerce soit illégal, considérant qu'il n'y avait aucun autre moyen, pour lui, de devenir riche. Là était son grand objectif dans la vie, la réussite ultime pour lui qui n'était pas plus con qu'un autre.
Mais, bien qu'il nourrisse une véritable passion pour l'argent, il est arrivé qu'il refuse celui que je lui donnais pour quelques grammes de shit. Il est arrivé également qu'il m'explique que, dans son business, il avait des clients et des amis et que moi je faisais parti de la deuxième catégorie. Il est arrivé, enfin, que je l'invite chez moi pour fumer du shit, boire un coup mais il ne buvait pas, et puis discuter.

Il venait chez moi lorsque j'étais en mesure de le recevoir. Pas trop déprimé ni au fond de mon trou, à chercher l'ombre de Sandra. Il venait seul, délaissant ses fréquentations habituelles. C'est tous des galériens, y'a rien à faire avec eux, me disait-il. Il voulait connaître d'autres choses, se doutant qu'en dehors du monde qu'il fréquentait, dans lequel il avait grandi, il devait y en avoir un autre, sans doute moins vide et moins glauque et, en vérité, beaucoup moins désespéré.
Il se plantait devant ma bibliothèque, me laissant le soin d'allumer le joint qu'il avait roulé. T'as vraiment lu tous ces bouquins ? Me demandait-il alors. C'est vraiment un truc de ouf ça, franchement, tu préfères pas faire aut'chose ? Non, rien ne m'intéressait autant que les livres si ce n'était Sandra. Ouais, mais bon, c'est quoi tout ça ? C'est pas la vie !
Je n'étais pas d'accord.
Je tentais de l'inciter à la lecture, car les livres, contrairement à l'opinion qu'il s'en faisait, ne sont pas réservés à une élite. Je lui montrais Du côté de chez Swann car ce livre me consolait des douleurs que j'éprouvais, dont le départ de Sandra était la cause. Proust est un véritable génie, lui dis-je. En ouvrant le livre, Akhim n'en douta pas. Il le trouvait très impressionnant en raison de la petite taille et de la densité des caractères imprimés sur toutes les pages.
Je lui proposais des lectures plus abordables et qui, selon moi, lui auraient plu, mais il refusait toujours. Pourtant, je voyais parfois ses yeux noirs briller de tout leur éclat. Il était fier et heureux de toucher un livre, de l'ouvrir, d'en tourner les pages et même d'en sentir le parfum mais, après l'avoir gardé en main pendant quelques minutes, il me le rendait en me disant, Non, non, garde le, j'vais pas te le prendre. Puis, par curiosité, il demandait, ça parle de quoi exactement ? Je tentais alors de recréer avec des mots qui m'appartenaient la magie du livre en question. Lorsque je lui avais tout raconté, il disait, Ouais ! C'est pas mal quoi... c'est intéressant... puis il hésitait encore avant de répéter en secouant la tête, Mais j'peux pas lire ça quoi, c'est trop balaise pour un mec comme moi quoi.
J'étais surpris que même les classiques, que nous étudions tous, un jour ou l'autre, au collège ou au lycée, il ne les connût pas. Le rouge et le noir, tel que je le lui avais raconté, lui plaisait beaucoup et nous avions beaucoup discuté de l'ambition et des amours de Julien Sorel. Madame Bovary (c'est une histoire de meuf, avait-il si bien résumé) l'intéressait beaucoup mais je n'avais moi-même que très peu apprécié ce livre et je lui en avais parlé sans grand enthousiasme. Voyant cependant, d'après mes dires, où Flaubert voulait en venir, il avait intelligemment conclu, C'est clair quoi, y'a vraiment des meufs qui s'emmerdent dans la vie.
J'avais beau insister, quoi que je fasse, Akhim n'acceptait jamais le livre que je lui proposais d'emmener chez lui et de lire. Très souvent, il mettait un terme à notre discussion en proposant de rouler un joint. On s'fume un p'tit stick quoi, après on voit, disait-il d'un ton sentencieux. Et nous fumions. Nous nous mettions ensuite à parler de choses extraordinairement futiles telle que l'aspect ou la qualité de ses nouvelles Nike et à rire de n'importe quoi.

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