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Chapitre 17 : UN boulot dans le time-share

Lorsque je me suis senti en mesure de prendre à nouveau ma vie en main, je me suis remis à chercher du travail. Je voulais trouver l'emploi le plus tranquille et le mieux payé que l'on puisse faire sans autre diplôme que sa bonne volonté et sa foi en la valeur de notre société. Une offre attira mon attention. Il s'agissait de vendre des appartements en copropriété dans des fabuleuses résidences en bord de mer. Un travail très mal payé mais avec la promesse de commissions extraordinaires qui allaient faire de moi un homme riche. Il fallait vendre à des pigeons et, avec un peu flair, il était aisé de les repérer. Des couples de jeunes, qui travaillent tous les deux et sont mariés ou vivent ensemble depuis plus de 3 ans. La femme au téléphone ne m’avait pas dit exactement cela, mais c’était bien ce qu’il fallait comprendre. Elle me vendit le poste en me racontant que j’allais être riche. Comme elle avait un vrai talent pour la vente, je me retrouvais, deux jours plus tard, en compagnie d’une dizaine de personnes, toutes prêtes à se lancer dans une carrière commerciale florissante. Nous attendions sagement dans une pièce atypique. Une fine couche de poussière commençait à nous recouvrir, particulièrement visible sur les épaules d’un homme au costume sombre. Des ouvriers en étaient la cause ; ils abattaient des cloisons et jouaient de leurs perceuses ; ils bâtissaient, devant nos yeux, les bureaux où nous devions certainement être reçus. L’annonce aurait dû attirer davantage de monde mais la moitié des candidats avait dû se perdre en cherchant l’adresse en question. La rue, en plein milieu de la Goutte-d’or, était difficile à repérer et, dans l’immeuble, l'escalier C, situé dans une arrière cour, n’était pas indiqué. Je ne l’aurais jamais trouvé si je n’avais croisé, par chance, une vieille dame, qui habitait là depuis fort longtemps, qui eut la gentillesse de me guider. En traversant la cour en sa compagnie, avant de pénétrer dans la cage d’escalier C, j'ai pu faire un rapide voyage dans le temps, à l’époque des romans de Zola, et j’ai imaginé Gervaise traînant sa misère au travers de ces bâtiments presque insalubres. Je me suis dit, quel dommage qu’Akhim ne soit pas là pour apprécier ce décor de l’Assomoir, un livre qui l’aurait intéressé s’il avait pu le lire. Ensuite, la vieille dame m’a laissé seul en bas de l’escalier C, en me disant, avant que je ne monte, Faites attention où vous mettez les pieds. J'ai donc été extrêmement prudent tout au long de mon ascension jusqu’au troisième étage et je suis arrivé sans incident dans la pièce où les autres candidats attendaient déjà. Mis à part les ouvriers, il n'y avait nul employé de la société pour nous accueillir. Les candidats esseulés trouvaient, à juste titre, cette séance de recrutement un peu bizarre. Louche même. Un homme âgé d'une cinquantaine d'années, petit, râblé, portant un vieux costume et une cravate à pois violets sur fond bleu était particulièrement inquiet et ne cessait de questionner son voisin pour se rassurer. T’as vu l’annonce où, toi ? Y t’ont dit si y donnaient des tickets restaurants ? C’est pour commencer quand ? On travaille où ? Pas ici j’espère, parce que moi, la poussière, ça me rend malade… J'suis allergique à plein de truc en fait… Dis donc, c’est un C. D. I au moins qu'y propose ?
Personne n’avait de renseignement. Les plus optimistes s’autorisèrent à supposer que tout était normal, l'annonce, les travaux, cette attente, ce boulot et la fortune annoncée qui allait avec. Mais l’homme au costume sombre recouvert de poussière fit part à tous de ses doutes concernant le sérieux de l’entreprise pour laquelle nous allions peut-être travailler. Il y eut aussitôt une forte effervescence dans la salle. Tous les candidats se rendaient compte que certaines choses n’étaient pas normal dans la manière dont se déroulait ce recrutement. Deux personnes, particulièrement virulentes, se mirent à parler d’arnaque, et même de scandale. Ils ne voyaient que des raisons de se plaindre. L’homme allergique à la poussière, quant à lui, s’était fait un commencement d’opinion, et, disait à qui voulait l'entendre, A mon avis ce sera pas un C. D. I. qu'on va nous faire signer. L’idée de rentrer chez eux ne leur effleura jamais l'esprit. Tous disaient, Franchement c’est inadmissible, ils se foutent vraiment de nous, mais aucun n'osait rebrousser chemin. Et, paradoxalement, les personnes les plus virulentes, celles qui échauffaient le plus les esprits avec leurs plaintes, semblaient les plus motivées pour obtenir n'importe quoi qui leur assure un salaire chaque mois. Ils étaient comme des moutons que l'on mène à l'abattoir. Bien que flairant le danger et s'en inquiétant, ils ne pouvaient se sauver, car une force supérieure leur interdisait de s’échapper. Cette force n’était pas seulement l’appât du gain qu’on leur avait promis, mais essentiellement un principe moral qui, dès lors, me parut fort nocif : La sacralisation du travail. J’eus envie de faire un peu de provocation pour tester les réactions des candidats inquiets. Ouais, mais c'est une boîte qui se monte, leur dis-je, d'un air absolument convaincu, s'ils font des travaux, c'est que ça va être un gros truc. Je n'en croyais pas un mot, le contraire me semblait même flagrant. Mes paroles ont cependant eu pour effet de rassurer tout le monde. Les candidats allaient donner le meilleur d’eux-mêmes lors de cet entretien, s’il y en avait un. Je crus même discerner une petite concurrence entre ceux qui se plaignaient le plus. Ils se racontaient leurs antécédents professionnels, sans doute pour voir qui avait le plus de chance d’être pris. Ce n’était plus alors seulement la poussière qui m’incommodait mais leurs conversations également. Je me sentais comme un étranger au milieu de ces gens pour qui le travail était une véritable religion. Je décidais de m’en aller. Mes homologues candidats à n’importe-quoi-mais-un-travail furent très surpris de me voir partir. Ils devaient s'attendre à ce que ce soit moi qui les engage sans doute.

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