Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 3 | Chapitre 4 | Chapitre 5 | Chapitre 6 | Chapitre 7 | Chapitre 8 | Chapitre 9 | Chapitre 10 | Chapitre 11 | Chapitre 12 | Chapitre 13 | Chapitre 14 | Chapitre 15 | Chapitre 16 | Chapitre 17 |

Chapitre 9 : Trouver un nouveau boulot

Il s'appelait Cyril. (Jésus m'avait expliqué que tout le monde l'appelait par son prénom, même ses employés.) De retour chez moi, je l'avais appelé. Il était très occupé mais comme je lui dis qu'il m'avait été vivement recommandé par Jésus de prendre contact avec lui, il me donna rendez-vous le jour suivant, à l'heure du déjeuner. Je tentais donc de dormir, cette nuit-là, pour être en forme le lendemain. Ce ne fut pas facile. Le matin, à mon réveil, j'éprouvais une étrange appréhension. J'avais beaucoup de mal à me l'expliquer étant donné tout ce que je savais de ce jeune patron. Je m'étais repassé une chemise, ce qui, après coup, ne me paru pas absolument nécessaire pour un emploi de coursier mais je l'enfilais malgré tout. Akhim traînait dans la rue du Faubourg du temple. Nous décidâmes de faire le chemin ensemble car il voulait voir comment ça se passe quand on cherche du boulot. Dans le métro, entre Stalingrad et Barbès, il devint curieux et me demanda pourquoi je souhaitais être coursier. Il trouvait très bizarre que, ayant lu tant de livres, je rencontre des difficultés à trouver un bon travail. Il me voyait davantage dans un boulot d'intellectuel, sans m'expliquer ce qu'il entendait par-là. Sinon, au pire, me dit-il, si t'as vraiment keudal, pourquoi tu d'viens pas prof de céfran ? Je ne savais que lui répondre. J'avais perdu l'envie de passer des examens et de courir après des diplômes dont je n'aurais, finalement, su que faire avec. Sortis du métro, à la place Clichy, nous avons repéré sur un plan la petite rue où se trouvait l'entreprise de Cyril. Arrivé là-bas, Akhim a changé d'avis ; finalement il préférait attendre dehors plutôt qu'entrer avec moi chez l'ancien patron de Jésus. On sait jamais, dit-il, si ça se trouve y va vouloir m'embaucher à ta place. J'ai souri, tant cela me paraissait invraisemblable. En ouvrant la porte de l'entreprise de coursiers "Les fous du guidon", référence sans doute à un dessin-animé qui avait marqué ma génération (dont le patron de l'entreprise faisait également parti), je m’imaginais déjà tel Hermès, véritable messager ailé, parcourant Paris en long, en large et en travers, pour porter des messages urgents et confidentiels dans des sociétés anonymes ou pas. J'étais donc motivé. Pour donner encore plus de charme à ce tableau, je me retrouvais devant une jeune fille blonde, jolie, dont la tâche était, entre des multiples autres, d'accueillir les visiteurs avec un grand sourire. Après s'être aimablement enquit du motif de ma visite, elle décrocha son téléphone pour prévenir Cyril, son jeune patron, de mon arrivée. Ce cérémonial, très "professionnel", cadrait mal avec le local dans lequel je me trouvais. Il y avait de l'espace, certes, mais c'était un véritable capharnaüm. Des documents, des bons de commandes, des plis, des colis partout sur le moindre espace de table ou d'étagères. Les murs étaient d'un jaune triste, recouverts des plannings des coursiers, d'un immense plan de Paris et des affiches publicitaires ventant les produits des clients de la boîte. La secrétaire-hôtesse-d'accueil raccrocha et me demanda de bien vouloir patienter ; Cyril était occupé, mais il ne devrait plus tarder. Je fis quelques pas devant son bureau, avant de m'asseoir dans un fauteuil qui était là, sans doute à l'intention des clients importants tant il paraissait confortable. En réalité, à peine assis, je commençais à m'y enfoncer si profondément que je m'y sentis de plus en plus empêtré. La porte d'entrée s'ouvrit brusquement. J'entendis un gling agressif, lequel avait sans doute auparavant alerté, avec plus de douceur cependant, la secrétaire de mon arrivée. Un coursier entra, jeta un œil rapide sur moi, puis dit à la jeune secrétaire qu'il pouvait faire encore une course avant d'aller déjeuner. C'était un fayot qui faisait du zèle certainement. Quand il repartit, aussi vite qu'il était arrivé, je lui lançais un Au revoir aimable, histoire de montrer que j'étais très sociable. Il maugréa quelque chose entre ses dents puis il disparut en claquant la porte. J'entendis à nouveau le gling qui me devenait déjà familier. Cyril n'apparaissait toujours pas. Je pensais à Akhim. Lui aussi devait s'impatienter. Je sentais, de temps en temps, le regard de la secrétaire se poser sur moi, mais je ne trouvais rien à lui dire. Je l'observais à l'œuvre, prendre un message pour son patron et enregistrer une course à faire dans l'après-midi. Devinant peut-être que j'admirais autre chose que ses compétences professionnelles, elle me sourit. Je n'étais pas plus à mon aise dans l'horrible fauteuil. Au contraire, je le maudissais de plus ferme, car je m'y enfonçais toujours, le cul le premier, comme dans des sables mouvants. J'eus alors l'impression que seul le spectacle de ma lente chute dans le néant la faisait sourire. Je cherchais le prétexte, mais surtout les moyens, de m'extirper de ce fauteuil-sable-mouvant lorsque Cyril apparu enfin. Il eut l'air de ne pas me voir et, pendant que je rassemblais toute l'énergie musculaire nécessaire à mon élévation, il dit, fier de lui, Bon, il est où ce p'tit branleur qui veut me voir ? Cela ne correspondait pas à la description que Jésus m'en avait fait. Pour m'expliquer une telle distorsion entre l'image et le vécu, il m'aurait fallu savoir que, pour ce jeune patron dynamique et plein d'avenir, tous les jeunes qui ne sont pas, comme lui, à la tête d'une entreprise sont des branleurs. Ensuite, qu'à l'époque la plus difficile, lorsqu'il venait de créer sa société de coursiers, il avait largement exploité des hommes tel que mon ami Jésus, ce qui lui avait permis de prospérer ; il l'avait traité en ami sachant qu'il valait bien trois employés. Mais cette époque était révolue et, au moment où je me trouvais face à lui, venu à la recherche d'un travail, sa société ayant acquis une certaine assise, il traitait ses nouveaux employés bien différemment. Jésus, évidemment, n'était pas au courant de ce changement. Il croyait toujours à l'image idyllique du patron sympa qui va boire des coups avec ses salariés. Sa secrétaire, au moment où il cherchait un branleur, m'a regardé de ses yeux bleus désolés réapparaître des fonds du fauteuil-sable-mouvants, grâce à un jaillissement qui me surpris moi-même. Le jeune patron fit un Ah... Super ! Pour exprimer sa satisfaction de manière énergique et vint vers moi en me tendant sa main droite. Elle trouva la mienne et la garda prisonnière tandis qu'il me demandait des nouvelles de Jésus et comment je le connaissais. Je ne compris pas très bien ce "comment". Voulait-il signifier en quelles circonstances j'avais connu Jésus ou quelle était la profondeur de notre amitié ? Pris au dépourvus, je m'efforçais de lui donner une réponse cohérente. Mais, ayant libéré ma main, il ne m'écoutait plus et faisait une grimace. Sentant que quelque chose le dérangeait, je me tu et il me m'annonça d'un air à la fois dégoûté et désolé, J'ai horreur des gens qui transpirent des mains. Je trouvai en moi suffisamment de repartie pour lui répondre, du tac au tac, Je ne suis pas venu ici pour discuter de vos mains. Je faisais un gros effort pour garder mon calme et, dans le ton sec et tranchant de ma voix, on pouvait sans doute le percevoir. Il me jaugea puis il sourit, faussement, comme il devait en avoir l'habitude, et s'exclama, Un partout... ! Tu viens de marquer un point mon vieux ! Et ici, si on embauche du monde, c'est pour marquer des points pas pour se la couler douce. Là dessus il prit un ton faussement amical et confidentiel pour me demander : Tu sais quel âge j'ai ? Je ne savais pas. J'ai 27 ans ; dit-il, ça fait 3 ans que je dirige cette boîte. Cette remarque me laissa sans voix. Et toi, reprit-il, qu'est ce que tu fais, tu es quoi ? Moi... ? Je suis venu ici parce que je cherche du travail : j'aime pas trop discuter... T'aimes pas discuter ! (il prit un air très dédaigneux) Mais tu crois que je vais t'embaucher comment si t'aimes pas discuter ? Au moment où il finissait sa phrase, on entendit un nouveau gling, que je me représentais comme un point d'interrogation répondant à un autre point d'interrogation. Ce n'était pas un coursier mais Akhim qui venait discrètement aux nouvelles. Cyril, n'ayant pas les oreilles suffisamment alertes pour remarquer le défit que s'étaient lancés les deux points d'interrogations n'y prêta aucune attention. Il continuait à m'apprendre des choses importantes sur moi-même. En fait, t'es un glandeur, disait-il, Jésus, c'était un bosseur, tu vois, mais toi t'es un branleur, ça se voit sur ton visage. T'en prends un peu trop à ton aise. Tu veux jouer au dur alors que t'es rien du tout. Tu traînes sans savoir quoi faire. Tu sais même pas ce que c'est de bosser. Jésus me fait perdre mon temps avec des gars comme toi, il devrait pas me les envoyer. Je gère une boîte moi ! J'suis pas une assistante social, merde ! Puis, tout à coup, une idée lumineuse lui vint, Mais… Pourquoi tu n'irais pas vendre des journaux dans le métro comme les SDF ? Y’en a plein qui font ça en ce moment, y s’font du blé. Il était content de lui et allait rire de sa plaisanterie, mais son plaisir a pris fin très brusquement. Deux grosses poignes se sont abattu sur lui, l'ont retourné et l'ont plaqué contre la grande vitre opaque. J'ai crains qu'il ne passe à travers les murs de sa société mais les vrais matériaux sont plus solides que les décors de cinéma. La vitre ne céda pas à la pression de son corps violemment acculé par Akhim qui, tout en le maintenant à quelques centimètres au-dessus du sol, lui disait, Hé mais comment tu parles à mon pote toi, t'as vu jouer ça où ? Pour toute réponse Cyril tenta de se libérer en lui donnant un coup de poing au visage. Mais, dans sa position, il ne pouvait lui faire grand mal car son geste manquait d'envergure. Akhim l'esquiva facilement et lui asséna un redoutable coup de tête. Mon ami allait tuer un jeune chef d'entreprise mais ce n'était pas, à ma connaissance, une espèce en voie de disparition. Bien au contraire, j'approuvais ce qui pouvait être fait en ce sens. La secrétaire (je l'avais presque oubliée), s'était levée. Elle devait faire un mètre soixante-dix et ouvrait des grands yeux surpris et paniqués mais toujours bleus et presque transparents. Je restais sans bouger. J'avais un œil sur elle et sur le téléphone, au cas où il lui serait venu à l'esprit d'appeler la police au secours de son patron ou quelque chose comme ça. Elle préféra intervenir directement. Mais au moment où elle allait s'élancer vers les deux hommes, Akhim balança violemment Cyril qui alla s'effondrer sur le bureau que, pleine de sollicitude, elle venait de quitter. Elle n'avait plus qu'à le ramasser. Akhim fut plus vif qu'elle. Il était à nouveau sur Cyril avant qu'elle n'ait fait un geste. Elle se mit à lui crier de lâcher son patron mais il ne voulait rien entendre. Il continuait à donner des coups. Voulant le forcer à épargner son employeur, elle ceintura mon ami au péril de son beau visage qui rougissait derrière des mèches blondes, également hors de tout contrôle. Elle tentait de le tirer en arrière. J'admirais son courage mais il ne servait pas à grand-chose. Elle s'en rendit compte assez vite puisque, sans lâcher Akhim, elle se tourna vers moi, se plaignit de mon inertie, affirma que tout était de ma faute, et m'obligea à lui venir en aide. Je rejoignis la joute. Nous formions une jolie mêlée à quatre. J'essayais de faire lâcher prise à Akhim, J'vais te niquer ! Promettait-il à Cyril, J'vais te niquer ta race sale connard ! Finalement, nous avons réussi à l'en empêcher.
Quelques secondes après, pendant que la secrétaire et moi retenions toujours Akhim, le jeune patron tentait de stopper une hémorragie nasale. Je vous jure que vous allez entendre parler de moi, je vais porter plainte contre vous, promettait-il. Cela ne nous intéressait pas. Nous décidâmes de partir. Après avoir lancé un regard glacial à Cyril, Akhim fit à nouveau retentir le petit gling qui accompagnait l'ouverture de la porte d'entrée et nous sortîmes. De l'autre côté, quelques curieux s'étaient assemblés pour jouir du spectacle. Aucun n'avait osé intervenir. C'était aussi ça le capitalisme sauvage sans doute.

9 Achetez le recueil de nouvelles sur amazon.fr
Bookmark and Share