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Chapitre 15 : François

Je poussais la porte de La Croisette, très en avance sur l'heure de mon rendez-vous avec Jésus. C'était un bar aux murs défraîchis, recouverts d’affiches de vieux films (Godard, la nouvelle vague) et de concerts de rock qui ont eu lieu depuis quelques années déjà. Des jeunes artistes, en attendant la consécration, venaient y boire des bières et discuter avec quelques vieux pochetrons de Nietzsche. Un vieil ami, Patrick, adorait cet endroit et m'y avait emmené après que Sandra m’eut quitté, car, comme toutes les personnes de mon entourage, il tentait de me remonter le morale en m’obligeant à sortir. Le souvenir auquel j’associais ce bar restait cependant l’un des plus pénible de ma vie. A peine en avais-je franchit le seuil, à 20 heures 10, qu’il me revint en mémoire. Je m’installais à une table et, étant en avance pour mon rendez-vous avec Jésus, je me laissais emporter par mes souvenirs. Je regardais une autre table. Patrick et moi y avions pris place plusieurs mois auparavant. Je distinguais mon fantôme et celui de mon ami, tel que nous étions ce soir-là. Ma dernière tentative pour revoir Sandra s’était soldée par un échec et, pire que tout, j’avais appris qu’elle vivait et couchait avec Natacha, la fille qui était venue récupérer ses affaires à la maison. Elles étaient alors amantes depuis deux semaines. J’avais dû, cette fois-là, faire réellement le deuil de la Sandra que j’avais connue. Les hommes, dont moi le premier, n’étaient plus à son goût. Pour la seconde fois, le monde s’était écroulé sous mes pieds. Cette dernière épreuve m’avait profondément affecté et je pensais ne jamais m’en remettre. J’avais besoin de m’expliquer tous ces affronts, toutes ces tortures qu’elle me faisait subir, sous peine de sombrer dans la folie. Mais il n’y avait rien à expliquer, en définitive, et encore moins à comprendre : elle vivait sa vie tout simplement. Patrick et moi en discutions très sérieusement dans l'atmosphère bruyante et confinée de la Croisette. Pour m’aider à accepter les événements douloureux qui m’accablaient, Patrick me confiait qu’il avait vécu une aventure similaire, quelques années plus tôt, sauf que la fille n’était pas lesbienne. D’après lui, le pire était de se faire plaquer pour un autre homme et non pour une femme car, dans le second cas, c’est la fille qui a commis une erreur de jeunesse ; en réalité, elle n’était pas bien au fait de ses goûts. Par contre, il est beaucoup plus dur d’accepter que sa femme parte avec un autre homme. Je n’étais pas du tout d’accord avec lui. Et, finalement, nous ne sûmes jamais la réponse à cette question.
Tous ces souvenirs me semblaient très loin maintenant. Je n'y accordais plus la moindre importance alors qu'à l'époque, d'imaginer Sandra dans les bras d'une autre femme m'avait paru une excellente raison de me taillader les veines. J’attendais Jésus. Sans le savoir, en me donnant rendez-vous dans ce bar, il illustrait terriblement l’ironie du sort : j’avais pleuré ici la perte d'une femme et je revenais pour en retrouver une autre. Il arriva, tout sourire, 5 minutes avant 21 heures. Je voulus être fixé tout de suite, Alors ? T’as pu avoir son numéro de téléphone ? Doucement, me dit-il, laisse-moi d'abord le temps de dire bonjour, de m’asseoir et de commander quelque chose à boire. Il parla lentement pour me montrer qu'il n'y avait pas le feu et qu'il comptait prendre tout son temps. Sa tournée de bonjour mis 3 plombes. Un type l’accapara pendant plusieurs minutes. Ensuite il discuta au bar avec le patron, qui lui servit un demi, puis il revint à la table où je me trouvais, mourrant d'impatience d'acquérir enfin le moyen de retrouver Louise. Quelle heure est-il ? Il était exactement 21 heures 15. Il ne devrait pas tarder à arriver. Je lui demandai qui ça ? Ton numéro de téléphone. J’eus beau essayer de comprendre, il ne m’en dit pas plus. Il but tranquillement sa bière tout en restant calme tandis que je m’agitais sur mon siège et lui posai des multiples questions. Pour toute réponse, je n’avais droit qu’à son sourire et son irritante satisfaction, lorsqu’il reposait son verre de bière, après en avoir bu une grande gorgée. Et je ne saurais dire quel plaisir il appréciait le plus : celui de me voir si agité ou de déguster sa bière. A 21 H 25, un grand type blond, très mince, est entré dans le bar. Il avait l’air complètement dans les vapes, et semblait avoir un peu de mal à atterrir. Il avait un sourire timide au coin des lèvres. Il s’est mis à saluer tout le monde, comme Jésus lors de son arrivée, et, au fur et à mesure qu’il serrait des mains et échangeait quelques mots avec les habitués, il paraissait revenir à la vie ou plutôt au monde réel. Je n’arrêtais pas de suivre ses gestes. Je le dévisageais également. Il me faisait penser à quelqu’un mais je ne trouvais qui. Il marchait vers nous. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas, Jésus se leva et lui proposa de s’asseoir à notre table. François s’assit et nous fûmes présenté. C’était le frère jumeau de Louise. La ressemblance n’était pas évidente mais elle existait et je l’avais perçue. Jésus se mit à lui faire le récit de ma rencontre avec sa sœur. Je me sentais très gêné mais François avait l’air de trouver cette histoire tout à fait banale. Il devait sans doute se demander pourquoi Jésus lui racontait tout cela. Quand, enfin, mon ami lui apprit que je n’avais aucun moyen de revoir sa sœur, il dit étonné, Ah bon ? Tu lui as pas demandé son numéro ? Attends, je dois l’avoir quelque part. Et il se mit à fouiller dans toutes ses poches. Il ne cessait d’en sortir des petits morceaux de papier recouverts de croquis, qu’il posait sur la table en disant, Non c’est pas ça. Puis, comme sa recherche dura un certain temps, au cours duquel mon cœur avait cessé de battre, il rajouta, Putain, mince, où je l’ai foutu ce carnet… J’espère que je ne l’ai pas perdu… Alors je failli mourir, mais il le retrouva juste à temps. C’était un petit carnet vert dont la moitié des pages s’étaient détachées. Sur certaines je voyais, entre des numéros, écrits dans tous les sens, des belles arabesques. Un véritable travail de miniaturiste. Si Louise devait me dire plus tard quel grand artiste est son frère, ce que je voyais me permettait déjà de me le figurer. Il trouva son numéro et me le donna. Ensuite, nous bûmes et nous parlâmes de ses différents travaux. Il préparait une expo, assez importante pour sa carrière, dans une galerie du Marais. Je promis de la visiter. Malgré sa modestie apparente, je sentais en lui une très grande fierté. Il avait, à la Croisette, une petite cour d'admirateurs et il lui était impossible d’en faire abstraction. Jésus en faisait parti mais pour n’importe quel artiste il était difficile de ne pas impressionner Jésus. Sitôt qu’il était en présence d ‘une personne qui lui disait avoir une activité artistique, il était fasciné, comme d'autres le sont par des jolies femmes. Avec de l’argent, il aurait fait un excellent mécène, philanthrope à souhait, donnant à ceux pour qui une activité artistique est un moyen de flatter un ego, autrement en déperdition, des petites parts de sa fortune en échange de la production d'œuvres imaginaires ou sans intérêt.

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